Profondeur
64. Niveaux
Les différents niveaux du réel peuvent être parcourus selon un ordre vertical ou selon un ordre horizontal.
La dialectique a pour origine l'acte de liberté par lequel le moi se constitue lui-même par participation à l'absolu. La dialectique énumère les conditions mêmes de cette participation et ses effets. On peut dire que cette démarche suppose, d'une part, un intervalle sans lequel il n'y aurait rien, même pas d'absolu, puisque l'absolu est toujours l'absolu d'un relatif ; et, d'autre part, une réalité qui remplit cet intervalle et par laquelle l'absolu répond, par une présence complémentaire, à l'acte imparfait qui s'en détache et serait à lui seul incapable de se soutenir. (Ce que l'on exprime en disant que l'abstrait n'a pas d'existence séparée.) Toutefois on ne pourra méconnaître que l'intervalle, l'acte qui le creuse, et la donnée même qui le remplit n'ont d'existence que dans l'absolu. Le problème essentiel de la dialectique sera de décrire la manière dont chaque acte particulier évoque une certaine donnée, et la manière dont se produit leur ajustement. La dialectique consiste tout entière dans la description des correspondances. Ces correspondances se produisent selon un ordre vertical et selon un ordre horizontal : dans l'ordre vertical, elles nous permettent de descendre de l'absolu jusqu'aux formes les plus délicates du sensible (cet ordre pourra être parcouru dans les deux sens) ; dans l'ordre horizontal, elles nous permettent de voir comment, à tous les niveaux de l'échelle, les formes particulières de la réalité sont corrélatives et complémentaires les unes des autres, à l'intérieur d'une totalité dont elles poursuivent et renouvellent indéfiniment l'analyse, mais sans parvenir jamais à l'épuiser.
65. Perception
La perception m'établit dans le réel, bien loin de m'astreindre à sortir de moi-même pour l'atteindre.
On peut considérer l'objet tantôt comme la réalité, telle qu'elle est antérieurement à toutes les perspectives particulières que nous pouvons prendre sur elle, comme leur source ou leur foyer (non pas qu'alors nous ayons affaire à la chose en soi, mais seulement, puisque l'objet subsiste comme objet, à une perspective en général non encore particularisée), ou comme la somme de toutes les perspectives actuelles ou possibles que l'on prendra jamais sur lui. Mais je sais bien que, dans la perception, j'atteins un objet réel, je ne confonds jamais l'objet avec la perception que j'en ai, de telle sorte que j'implique toujours l'existence d'un objet dont la perspective ne me donne jamais qu'un aspect. C'est là, si l'on peut dire, l'un des présupposés nécessaires ou l'un des facteurs inséparables de la perception elle-même. Dès lors, il revient au même de dire que l'objet est la somme de toutes les perceptions possibles et qu'il en est l'origine. Mais cette deuxième formule seule exprime la convergence de toutes les perceptions possibles et témoigne que chacune d'elles est une participation dans laquelle l'objet, en me révélant sa présence tout entière, me donne une partie de lui-même, celle précisément par où je coïncide avec lui dans la représentation même que j'en ai. La perception ainsi m'établit dans le réel, au lieu de m'obliger à sortir de moi-même pour essayer de l'atteindre. Je ne passe point de la perspective que j'ai sur l'objet à l'objet lui-même, mais j'enveloppe l'objet dans une perspective qui m'en découvre seulement un aspect. A plus forte raison, je ne projette pas hors de moi cette perspective elle-même, dont je sais bien qu'elle ne me donne pas l'objet lui-même, mais seulement une vue partielle que je puis prendre sur lui, comme l'a vu H. Bergson dans l'immortel premier chapitre de Matière et mémoire.
66. Souvenir
Le souvenir est à la perception ce que la perception est à l'objet.
Je ne compare pas, je ne confronte pas l'objet avec la perception. Mais il faut que je les distingue et c'est même pour cela que je le perçois. La perspective que je prends sur lui n'est possible que grâce à la distance qui, dans l'espace, sépare précisément cet objet de mon corps. L'intervalle ne pourra donc jamais être rempli. Mais il est un autre intervalle qui permet de mieux comprendre la distinction entre l'acte de la connaissance et son objet, parce que, bien que cet intervalle soit lui-même infranchissable, il me permet cependant de me représenter l'objet de la connaissance indépendamment de l'acte même par lequel je le connais : c'est l'intervalle qui sépare un événement que j'ai vécu autrefois dans le passé, de l'acte par lequel je le remémore aujourd'hui. Cet acte sera toujours inadéquat à cet événement, il ne nous en représentera jamais que quelques aspects. Mais il existe cependant une coïncidence réelle entre l'événement au moment où je l'ai perçu et le souvenir que j'en ai gardé. Cette coïncidence a lieu dans la perception même, qui, comme le remarque encore Bergson, contient pour ainsi dire en elle le souvenir avant qu'il s'en soit détaché. La coïncidence ici est initiale, au lieu d'être rejetée à l'infini, comme quand je cherche à l'obtenir en ajoutant les unes aux autres les différentes perceptions que j'en puis avoir. Et il y a une proportion entre le rapport de la perception avec l'objet et le rapport de la perception avec le souvenir. La perception est ici une sorte de terme moyen, qui permet de conjecturer la nature de l'objet.
67. Coïncidence
La coïncidence entre l'opération et son objet se fonde sur leur correspondance mais ne les identifie pas ; la correspondance ne peut pas être la même pour les différentes opérations de la pensée.
Quand on définit la découverte par la coïncidence de l'opération et de son objet, il est évident que ces deux aspects de l'être coïncident mais ne s'identifient pas. On peut dire seulement qu'ils se correspondent, et cette correspondance ne se réalise pas de la même manière dans tous les cas. L'originalité de chaque opération de l'esprit trouve son expression dans son mode de correspondance avec son objet. C'est ainsi que, quand il s'agit d'une opération de connaissance, il semble qu'elle doive étreindre un objet dont elle trace seulement le contour, au lieu qu'en toute opération qui engage notre volonté, elle appelle son objet à l'existence, comme si son contenu était déterminé par sa forme même. Mais il subsiste toujours un intervalle entre l'opération et son objet, et c'est dans cet intervalle que s'insère la conscience, considérée à la fois dans sa lumière et dans le jeu de son activité libre.
68. Distinction
Il subsiste une distinction entre la perception et l'objet perçu.
Quand on emploie le mot de perception, il semble que l'on ait affaire à un état unique, présent dans la conscience, à la manière d'un souvenir ou d'une idée, et dont il s'agit seulement de décrire les caractères par opposition à ceux des autres états. Mais cette description aboutit à dissimuler, chez la plupart des psychologues, le rôle joué par l'activité de l'esprit, alors qu'inversement l'idéalisme philosophique tend à réduire ou à absorber tout son contenu. Il faut donc distinguer le percevant et le perçu, mais le difficile est sans doute de montrer comment chaque acte de perception prépare un mode d'appréhension destiné à recevoir tel contenu, problème qui a découragé jusqu'ici les efforts de la réflexion, de telle sorte qu'on a préféré admettre tantôt que la détermination de cet acte provenait uniquement de son contenu, tantôt que c'était lui qui déterminait un contenu primitivement indifférencié. Mais il importe d'observer que si, d'une part, il y a dans l'acte une puissance par laquelle il se révèle capable d'appréhender les contenus les plus variés, et s'il y a dans chaque contenu une richesse interne qui échappera toujours à l'opération, il y a pourtant, au point où la rencontre se produit, une certaine spécificité de l'opération qui est en rapport avec une spécificité du contenu, puisqu'il n'y a point d'objet qui ne réponde à un besoin ou à un manque, ou plus justement encore à une virtualité qui s'actualise dès qu'il est donné. Le passage à l'acte exprime l'opération par laquelle notre être se constitue, mais qui n'est qu'une opération de participation, et que nous ne pouvons pas achever nous-même, c'est-à-dire qui ne nous élève au-dessus de la pure possibilité et ne nous inscrit nous-même dans le réel que par cet objet dont elle évoque et subit la présence, et qui lui donne le contenu qu'elle appelle et qu'elle est incapable de se donner.
69. Identification
La perception cherche, sans y parvenir, à s'identifier avec son objet.
L'article précédent montre assez clairement comment la distinction et la correspondance de la perception et du perçu sont des effets de la participation. On comprendra facilement le privilège que semble posséder l'acte de la perception par rapport à son contenu qui lui demeure toujours, jusqu'à un certain point, étranger. Il se borne à le saisir. Il ne peut ni le construire, ni l'épuiser. Mais il s'y efforce. Ce serait là, pour nous, une sorte d'idéal de la connaissance, comme si une attention assez tendue pouvait faire naître sous nos yeux l'objet lui-même dans une hallucination vraie. Inversement, l'empirisme incline vers la thèse que la présence même de l'objet s'imposerait de telle manière à la conscience que l'acte même de la perception pût en quelque sorte s'abolir. Seulement, le propre de la perception, c'est d'osciller sans cesse entre son acte et son objet, de telle sorte que l'acte lui-même semble dépasser l'objet qui pourtant le déborde dans une sorte de circuit ininterrompu. Mais la plus grande erreur que l'on puisse commettre, après avoir pensé que la perception est un état et méconnu en elle l'acte du sujet percevant, est de penser que la donnée n'est en elle que pour exprimer sa limitation, et de méconnaître qu'elle est aussi un don par lequel la connaissance elle-même ne cesse de se réaliser et de s'enrichir.
70. Perspective
La coïncidence et l'écart entre la perception et l'objet se trouvent assez bien représentés par ce caractère de la perception d'impliquer une perspective, et de l'objet d'être le point de convergence de toutes les perspectives possibles.
La perception étant toujours la perception d'un individu suppose cet individu lui-même comme centre de la perspective dans laquelle l'objet est saisi. Telle est la raison pour laquelle la perception paraît toujours avoir un caractère subjectif, par lequel il semble qu'elle ajoute à l'objet lui-même une sorte de dimension qui exprime sa relation avec le sujet, et qu'elle paraît en même temps plus pauvre que l'objet, puisque le propre d'une perspective c'est de ne nous représenter qu'une face de l'objet et de cacher toutes les autres (ici on peut remarquer que la description que nous faisons de la perception est empruntée à la représentation visuelle du monde, qui nous fournit l'origine et le modèle de toute connaissance de l'univers extérieur et des rapports qu'elle implique entre le sujet connaissant et l'objet connu). Cependant, le propre de l'objet, c'est d'être indifférent à la perspective, mais d'être en même temps le point de convergence de toutes. Cet objet apparaît comme infiniment plus riche que le contenu de chaque perspective ; mais on trouve en lui à la fois tout ce que ces perspectives particulières nous permettent de discerner en lui par analyse. Cependant, un tel objet, qui est étranger à toute perspective, est aussi étranger à toute perception. En tant qu'il est une chose hors de la conscience, il n'est possible ni de se le représenter, ni de le penser. L'effort que fait la pensée pour l'atteindre nous le livre sous la forme de l'idée. Mais pour réaliser le passage de la perception à l'idée, il faut passer par l'intermédiaire du souvenir, qui, détachant la perception de l'objet, nous met en présence d'un pur pouvoir de l'esprit actualisé par une expérience antérieure et qui peut désormais s'exercer sans avoir besoin d'y recourir.
71. Mémoire
Le souvenir implique une coïncidence idéale, mais un écart évident avec la perception : c'est dans cet écart, et dans cet effort pour le surmonter, que réside le jeu de la mémoire.
Le souvenir est à la perception ce que la perception est à l'objet cf. Prop. LXVI ci-dessus. Car de même que le propre de la perception est d'étreindre un objet qui pourtant la dépasse, de même qu'elle implique la présence de cet objet, le propre du souvenir, c'est de se référer, non pas à l'objet, mais à la perception que j'en ai. Dire que je me souviens d'un objet, c'est dire que je me souviens de l'avoir vu. Dire que je me souviens d'un événement, c'est dire que je me souviens de l'avoir vécu. Telle est la signification de l'axiome célèbre : on ne se souvient que de soi-même. Cela ne va point toutefois sans difficulté : car à travers la perception, ce n'est pas l'acte percevant que je cherche, c'est l'objet ou l'événement perçu. Et puisqu'il faut que tout acte ait un contenu, il est naturel que j'oublie l'acte de la perception qui joue seulement le rôle de médiateur entre l'acte de la mémoire et la matière du souvenir. Or, de même que l'espace sépare le sujet percevant de l'objet perçu, le temps sépare lui-même le souvenir de la perception qu'il évoque. C'est cette distance qui fait l'originalité même de la mémoire, qui la rend infidèle, qui l'oblige à chercher et à obtenir une fidélité toujours plus grande. Elle est une perspective sur la perception comme la perception était elle-même une perspective sur l'objet. Mais tandis qu'il y a une présence de l'objet dans la perception, la mémoire suppose une absence de la perception qu'elle ne parviendra jamais à rejoindre.
72. Détachement
Au moment où la perception se produisait, le souvenir coïncidait réellement avec elle, mais il s'en détache de plus en plus.
La correspondance de la perception et de l'objet se produit dans le présent. Mais les deux termes ne se recouvrent pas, il y a dans l'objet un immense arrière-plan qui échappe à la perception ou qu'elle ne contient jamais que potentiellement et que l'analyse met à jour progressivement. La perception et le souvenir sont au contraire séparés par un intervalle de temps qui s'accroît de plus en plus et qui empêche, semble-t-il, toute coïncidence réelle. Toutefois le rapport du souvenir et de la perception, qui semble à cet égard moins parfait que le rapport de la perception à l'objet, possède par rapport à lui un incontestable avantage. Car il y a un moment où la perception et le souvenir non seulement se recouvrent, mais encore s'identifient : c'est le moment où la perception se produit et où, comme l'a remarqué Bergson, le souvenir est présent en elle sans s'en être encore détaché. Alors se trouve réalisée cette unité parfaite du connaissant et du connu que l'intuition essaie vainement d'atteindre dans les autres domaines. C'est le moment où le connaissant et le connu ne sont pas encore distingués et qui est pourtant un moment de la connaissance, mais à l'égard d'un objet de la connaissance et non pas à l'égard de son propre contenu.
73. Richesse
Le souvenir est plus pauvre et plus riche à la fois que la perception, comme la perception est elle-même plus pauvre et plus riche que l'objet.
La perception est toujours plus pauvre que l'objet connu, ce qui n'a pas besoin d'être démontré, puisque cette différence de richesse sert précisément à distinguer la perception de son objet. L'objet réel est toujours une infinité actuelle et la perception n'est qu'une perspective que nous prenons sur lui. Mais cette perspective précisément n'est pas un pur retranchement ; elle possède un caractère original défini par le centre même d'où elle rayonne. Elle ajoute à l'objet le point de vue. Cette perspective n'est pas seulement un cadre abstrait et formel ; elle est qualifiée par le passé de la conscience, par notre expérience antérieure, et en un certain sens aussi par son avenir, par le désir et par l'attente. Il en est de même du souvenir par rapport à la perception. Il est plus pauvre qu'elle et l'on ne manquera pas de dire qu'on ne se souvient jamais de tout son passé. Mais il est plus riche aussi, non pas seulement parce qu'il ajoute à la perception cette sorte d'atmosphère inséparable de notre conscience actuelle formée par la masse d'événements qui la séparent de son propre passé, mais encore parce qu'elle trouve dans ce passé même une signification et même une richesse qu'elle actualise et dont on peut dire qu'elles dépassent singulièrement le contenu souvent médiocre d'une perception qui aura ensuite en nous un immense retentissement. C'est là l'observation qui est au fond de toutes les analyses de Proust. Mais on peut en tirer cette conséquence remarquable, c'est que ce contact avec l'objet d'où dérive la perception n'est qu'un ébranlement, un choc, une amorce, destinés à produire un mouvement de la conscience, à évoquer en elle des puissances qui, à mesure qu'elles s'actualisent, finissent par vivre de leur propre jeu.
74. Intervalle
Il y a un intervalle entre l'idée et la représentation concrète dont chacune dépasse l'autre et l'enveloppe.
Le passage du souvenir à l'idée est plus délicat que le passage de la perception au souvenir. Car le souvenir se distingue de la perception comme l'absence se distingue de la présence. Il y avait entre la perception et son objet un intervalle spatial, comme il y avait un intervalle temporel entre la perception et le souvenir. L'idée elle-même est étrangère au temps comme à l'espace : elle reçoit également une application dans tous les instants et dans tous les lieux. Elle est une opération qui n'a point par elle-même de contenu sensible, ou plus exactement qui peut recevoir les contenus sensibles les plus différents. Par conséquent, l'intervalle entre l'idée et l'objet (ou l'image) est assez facile à définir : c'est ce qui est représenté par l'opposition des deux mots concret et abstrait. Notons seulement qu'il y a une parenté plus étroite entre l'idée et le souvenir qu'entre l'idée et la perception, précisément parce que le souvenir, bien que se rattachant à un temps déterminé par sa matière et à un autre temps par son évocation, est ainsi arraché au temps — on dit qu'il devient alors une image — et parce qu'il est à la disposition de l'esprit qui le façonne à son gré, lui ajoute et lui retranche, et s'adapte ainsi à des représentations particulières qu'il suppose ou qu'il évoque. Il ne coïncide jamais avec elles et l'on peut dire aussi, tantôt qu'il est plus pauvre qu'elles (comme un schème encore vide que le sensible devra remplir), alors il mérite le nom de concept, tantôt qu'il est plus riche, comme s'il renfermait une multiplicité infinie de possibles que les représentations particulières, qu'il subsume, limitent et cherchent à traduire, mais sans parvenir à les épuiser.
75. Idée
Au plus bas degré de la connaissance, il y a l'objet qui est sa matière ; au sommet de la connaissance, il y a l'idée qui est sa perfection ; mais la connaissance se meut entre ces deux extrêmes sans parvenir à les rejoindre.
Au-delà de la perception il y a l'objet de la perception, et l'on peut dire, comme on l'a montré dans la théorie de la perspective, que la perception est par rapport à lui un instrument d'analyse. Telle est la raison pour laquelle, bien que l'objet soit présent dans la perception, la perception ne coïncide jamais avec lui. Mais la connaissance parfaite, c'est celle de l'idée, dans laquelle il semble que la pensée objective sa propre opération. Seulement cette objectivation ne peut jamais être achevée. Elle représente pourtant l'idéal de la connaissance. Celle-ci se meut dans l'entre-deux qui sépare l'objet qui lui échappe par destination, de l'idée dont elle n'achève jamais de prendre possession. Si cette richesse infinie de l'idée nous devenait tout entière présente, la perception n'en serait plus qu'une limitation. L'objet exprime dans le langage de l'extériorité la même totalité et la même suffisance que l'idée dans le langage de l'intériorité.
76. Pensée
La pensée elle-même ne peut pas être confondue avec l'idée, bien qu'elle ne puisse pas en être détachée, mais c'est par une pluralité infinie d'idées, dont presque toutes restent en puissance, que s'exprime la fécondité de la pensée.
Dans la perception, dans l'image, dans l'idée, l'activité de la pensée se trouve toujours présente : la différence de ces opérations est en rapport avec leur contenu. Mais à mesure que l'on monte plus haut, l'opération semble prendre le pas sur le contenu, la perception est asservie au sensible, l'image s'en détache en partie, la pensée essaie de l'évoquer par ses propres ressources, dans l'idée elle rompt avec le sensible et ne retient que la forme même dans laquelle il sera reçu. Il y a donc une triple pluralité, une pluralité spatio-temporelle des perceptions, une pluralité psychologique des images, une pluralité logique des idées, au-dessus desquelles il faut mettre l'unité de la pensée, qui, bien qu'elle ait semble-t-il une consubstantialité plus étroite avec l'idée qu'avec les perceptions ou les images, ne peut pas être pourtant confondue avec elle. De plus, elle n'actualise jamais toute la signification d'une idée (à laquelle elle substitue simplement une définition nominale) ; mais elle porte en elle en puissance toutes les idées pensées et pensables, et tout ce qui, dans chacune d'elles, est pensable sans être pensé. C'est dans ce dialogue entre la pensée et les idées que nous saisissons le mieux ce jeu pur de l'esprit qui appelle toujours une donnée pure pour la faire correspondre à sa propre opération, mais jusque sur ce plan privilégié ne parvient jamais à les faire coïncider, à la fois parce qu'il y a en lui un pouvoir infini qu'il n'exercera jamais tout entier, et parce que, quand il l'exerce, il y a toujours, semble-t-il, dans le terme qu'il obtient, un au-delà qui représente la limite qu'il n'a pu franchir. De telle sorte qu'il y a un chassé-croisé entre la pensée et l'idée, où l'on retrouve le même effort pour réaliser l'adéquation de la pensée et de l'opération, sans pourtant que l'on y parvienne.
77. Valeur
La connaissance de la valeur ne peut jamais être confondue avec la valeur même.
La connaissance de la valeur mérite plutôt le nom de sentiment, ou de foi, que le nom de connaissance. La valeur est par définition au-delà du réel, et si elle est présente dans le réel même, c'est au-delà de ce que le réel lui-même révèle à l'observation. Telle est la raison pour laquelle on considère la valeur comme un idéal. De là l'intervalle que manifeste la valeur entre le donné et l'opération, mais qui est inverse de celui qui les sépare dans la connaissance. Dans la connaissance en effet, le donné est la matière de l'explication, il faut que l'opération s'accorde avec lui, soit que nous partions du donné lui-même pour aller vers l'opération, soit que nous partions de l'opération elle-même pour nous porter au-devant du donné. Mais l'opération dont il s'agit est une opération de pensée : elle ne change pas la nature du donné. La valeur, au contraire, est une exigence et un appel afin que le donné lui soit conforme, au lieu de rester ce qu'il est. Et c'est pour cela que la valeur vit de la conscience de cet intervalle et de l'effort qu'elle fait pour le franchir, d'une inadéquation qui cherche à se transformer en adéquation, mais qui n'y parvient jamais tout à fait.
78. Amour
L'amour d'un être pour un autre n'abolit pas leur dualité.
La connaissance nous met en rapport avec les choses, mais l'amour nous met en rapport avec les personnes. Au sens strict du mot, il n'y a pas de connaissance des personnes, et la seule manière d'entrer en rapport avec elles, c'est précisément de nous intéresser à elles, d'éprouver de la sympathie pour elles, ou de les aimer. Et l'amour que nous avons pour elles crée entre nous et elles une union dont on pense parfois qu'elle est, à la limite, la recherche d'une identification. Mais il y a toujours un intervalle qui sépare les personnes l'une de l'autre, et l'identification dont on parle, loin d'être la consommation de l'amour, en serait la suppression. L'amour pose un être comme un autre moi ; je me réjouis qu'il soit autre que moi, au lieu d'en souffrir. Et l'amour crée entre lui et moi cette circulation où chacun ne cesse de recevoir et de donner. C'est l'amour qui est proprement la découverte d'un autre, et l'on peut dire que je vérifie ici d'une manière saisissante le caractère même qui appartient à toutes les formes de la découverte, qui reçoit seulement ici une forme plus parfaite quand il devient réciproque : car l'objet que je découvre est lui-même un sujet, de telle sorte qu'il est pour moi une donnée qui se réalise comme telle par un don.
79. Action
Tout objet de connaissance est en même temps l'objet d'une action possible.
Dans ce qui précède, nous avons étudié seulement les opérations de la conscience en tant qu'elles posent un objet avec lequel elles cherchent à coïncider. Mais nous avons montré qu'elles n'y parviennent jamais, ce qui précisément nous permet de dire que nous n'atteignons jamais l'objet lui-même, mais seulement la représentation de l'objet. Cette représentation est, par rapport à l'objet, non seulement incomplète, mais encore virtuelle. C'est cette virtualité qui constitue la pensée, c'est cette incomplétude qui fait qu'elle est un acte, c'est-à-dire un mouvement par lequel elle cherche à s'achever. Dès lors, l'écart entre la connaissance et son objet devient, non pas seulement la condition de la conscience, mais encore le moyen de cette activité intérieure qui en est inséparable et par laquelle toute virtualité tend à s'actualiser, toute insuffisance à se réparer. Seulement une telle actualisation, un tel accomplissement ne sont pas destinés à retrouver tel quel un objet qui serait posé d'abord, ils sont le moyen qui nous permet de le modifier et de l'achever selon nos desseins. C'est pour cela que l'entendement et le vouloir sont deux opérations qui se répondent, et c'est dans l'intervalle qui les sépare que nous introduisons cette liberté par laquelle nous nous créons nous-même, en collaborant à la création du monde.
80. Mouvement
La perception est régulatrice du mouvement.
Que la perception ne me donne pas le tout de l'objet, mais qu'elle m'en donne seulement la virtualité, ce n'est pas le signe de l'imperfection de la perception, c'est le signe que la perception n'a pas un rôle exclusivement cognitif, ou que la connaissance n'exprime rien de plus qu'un aspect de la conscience. La perception prolonge seulement le processus sensori-moteur. Et comme la sensation n'a de signification que par le mouvement qui lui répond, nous dirons de même que la perception ne fait apparaître en nous la virtualité de l'objet qu'afin de nous permettre d'actualiser nous-même cette virtualité et d'achever, selon l'option subjective que nous aurons faite, la possibilité qu'elle nous propose. La perception est donc toujours en relation avec un désir qui déjà déterminait la perspective à travers laquelle elle saisissait l'objet et qui nous guide dans l'accomplissement d'une action qui le modifie. Ainsi la perception reste incomplète et inintelligible sans cette action qu'elle guide et qu'elle appelle. Les théories classiques de la perception vérifient cette interprétation en considérant la perception comme une action qui commence.
81. Création
L'image se réalise dans la création artistique.
L'image n'a plus de relation directe avec les objets comme la perception. Elle est une création de l'esprit qui semble n'avoir de subsistance que dans l'esprit. Et on l'a longtemps considérée comme une sorte de chose spirituelle. Mais l'expression est contradictoire. En réalité, l'image elle-même c'est une virtualité qui est plus libre que la perception et que notre activité ne cesse de modifier, ce qui peut se produire en deux sens, soit que je recherche sa fidélité à l'égard d'une perception ancienne (alors c'est le souvenir), soit que je pose un pur objet que j'imagine. Mais le souvenir, qui ne retrouve jamais la perception disparue, est destiné lui-même à préparer quelque action nouvelle, et l'image reste indéterminée, et je ne parviens pas à en prendre possession tant que je n'ai pas créé un objet dans lequel elle se réalise : ce qui est l'origine de l'art.
82. Concept
Le concept est un moyen d'avoir prise sur le réel.
Tandis que le souvenir et l'image appellent toujours certaines actions particulières, le concept lui-même est une règle d'action. Il sert par conséquent à permettre la répétition de certaines actions que je deviens désormais capable d'accomplir avec sûreté dans des circonstances très différentes. Dans le concept, il semble que toute donnée se soit évanouie. Il est une action intellectuelle, et cette action me donne prise sur le réel, dès que la volonté s'en empare et commence à le mettre en œuvre. Ici se trouve confirmée la liaison de la théorie et de la pratique, qui fait de la théorie même la possibilité d'une certaine pratique. Ce qui ne confirme pas cependant, comme on pourrait le croire, le pragmatisme sous sa forme commune, du moins s'il est vrai que l'action pratique, au lieu de fonder l'action théorique, est fondée au contraire sur elle et trouve en elle sa condition d'intelligibilité. Ajoutons que si le concept fonde l'action technique, qui a toujours un caractère purement hypothétique, l'idée fonde l'action morale qui, elle, a toujours un caractère catégorique.
83. Témoignage
L'amour appelle un témoignage.
L'amour lui-même exige un témoignage qui est l'acte même par lequel il s'exprime et, en s'exprimant, se réalise. Jusque-là il n'est considéré par celui qui aime que comme étant le désir de l'amour, plutôt que l'amour même, un secret que l'on n'ose avouer ni aux autres, ni à soi-même, une possibilité qui ne s'actualise pas. La manifestation est donc essentielle à l'amour. C'est pour cela que l'amour a toujours été considéré comme essentiellement créateur : et l'on peut dire qu'il l'est sous toutes ses formes, créateur d'un autre vivant, et création continue et réciproque des deux êtres qui s'aiment par l'amour même qui les unit.
84. Incarnation
La valeur cherche toujours à s'incarner.
En disant de la valeur qu'elle n'est pas une connaissance et qu'elle intéresse le vouloir plus encore que l'intellect, ce que nous avons voulu marquer, c'est qu'elle n'est rien sans l'acte qui en procède et qui exprime la foi que nous avons en elle. La valeur n'existe que pour régner dans le monde, pour prendre place dans ce monde manifesté par lequel les êtres communiquent les uns avec les autres et deviennent les uns pour les autres des médiateurs. Telle est la raison aussi pour laquelle la valeur, si on la considère en elle-même, est impossible à circonscrire, elle nous échappe toujours, et on dira à la fois qu'elle est un idéal et qu'elle est une fin pour marquer qu'elle n'a de signification que dans le mouvement même qu'elle produit à l'intérieur de la conscience. Elle se découvre non pas tant dans son opposition au réel que par l'acte qui s'en empare ou qui le change.