Méthodes

Chapitre II - Méthodes classiques et dialectique

26. Poursuite

La méthode est à la fois une poursuite et un chemin dont le terme est la découverte.

Nous n'oublierons pas le caractère essentiel de la méthode qui est d'être en même temps une poursuite et un chemin.

Si elle est une poursuite, il faut qu'elle suppose une fin, et cette fin, il faut la connaître. Et il y a peut-être des méthodes différentes selon la fin que l'on aura d'abord choisie. On peut, en particulier, distinguer en elle des fins théoriques et des fins pratiques. Cependant, ces fins pratiques, il faut les connaître pour les atteindre, de telle sorte qu'elles sont enveloppées elles-mêmes par des fins théoriques : le propre de la méthode, c'est de chercher à les découvrir. Mais elles supposent d'abord un acte qui les a choisies, c'est-à-dire une certaine démarche de la liberté. La méthode est l'œuvre de la liberté.

Mais elle est en même temps un chemin, et dire qu'elle est un chemin, c'est impliquer : 1° que nous en sommes éloignés et que vivant dans le temps, nous sommes obligés de parcourir l'intervalle qui nous en sépare ; 2° que notre esprit se trouve engagé dans le réel d'une certaine manière, de telle sorte qu'il y a un ordre des événements qui lui est imposé par la nature des choses : c'est l'ordre temporel, qui exprime sa propre limitation ; il ne peut pas lui échapper, bien qu'il cherche à y introduire un ordre nouveau qui vient de l'esprit et qui fonde l'ordre des événements au lieu de l'anéantir ; 3° que l'on n'atteint une fin qu'à travers une suite d'intermédiaires, de telle sorte que la méthode peut être définie comme une théorie des intermédiaires ou des médiations.

Ces médiations dépendent nécessairement de la situation originale du sujet, et aussi de la fin qu'il se propose d'atteindre ; mais aussi de la solidarité indivisible qui existe à la fois entre les parties du réel et entre l'esprit et le réel. Ces intermédiaires d'ailleurs ne sont pas susceptibles nécessairement d'être déduits les uns des autres — ce qui ne peut arriver que dans l'ordre logique, mais cet ordre ne peut pas être considéré comme applicable à tous les domaines, il répond à une autre fin que l'ordre causal, ou que l'ordre historique, ou que l'ordre préférentiel. Par conséquent, il importe d'insister sur la pluralité des espèces d'ordres et de chercher à établir entre eux une corrélation synoptique.

On peut tirer de ce qui précède l'impossibilité d'imaginer d'autres méthodes que des méthodes particulières, contrairement à la thèse de Descartes. Chacune d'elles dépend de la perspective même que le sujet adopte et de la fin qu'il se propose d'atteindre. La méthode est donc l'œuvre de l'homme et, comme on le verra bientôt, elle prend comme point de départ, non pas l'homme, mais le sujet dans lequel l'homme cherche lui-même à se définir et précisément par l'exercice de la méthode.

27. Pluralité

La méthode n'est pas, comme on le croit souvent, un moyen unique dont dispose l'esprit pour retrouver, selon une règle, tous les termes de la réalité dans un parcours successif.

On imagine toujours qu'il n'y a qu'une seule méthode et que, par conséquent, elle nous permet de retrouver selon un ordre réglé tous les aspects du réel et d'établir entre eux un ordre réglé. Mais il y a dans cette entreprise une sorte de contradiction. Car ce serait vouloir déterminer l'ordre qui règne dans le réel ou l'ordre selon lequel il a été lui-même produit, indépendamment de toute référence à la situation du sujet ou d'un dessein qu'il a adopté, c'est-à-dire précisément des deux conditions qui permettent de définir la méthode comme telle. Tout ce que nous pouvons dire, c'est qu'il est possible, jusqu'à un certain point, d'établir une connexion entre les différentes méthodes, en rapport avec les différentes perspectives dans lesquelles la conscience se place et les différentes fins qu'elle se propose d'atteindre.

28. Départ

La méthode est astreinte à poser un terme premier qui n'est pas un terme distinct du sujet, mais le sujet lui-même considéré dans la relation interne de ses éléments entre eux et dans sa relation avec un objet quelconque.

Ce qui importe le plus dans la définition de la méthode, c'est son point de départ. Or ce point de départ ne peut résider que dans le terme de la réflexion, c'est-à-dire dans le sujet considéré comme une activité capable de poser par elle-même un objet quelconque. Mais cet objet sera lui-même corrélatif d'une certaine fin que le sujet cherche à atteindre. Et cette fin se trouvera à son tour conditionnée par son rapport avec les différents aspects du sujet, par la prépondérance de l'un ou de l'autre, et par la connexion qui les unit. De telle sorte que la méthode doit nous obliger à chercher, dans l'objet sensible, la fin du désir aussi longtemps qu'on reste sur le domaine du sujet psychologique, puis à subordonner cet objet sensible à un objet rationnel lorsque le sujet psychologique lui-même entre sous la loi du sujet transcendantal, enfin à subordonner cet objet rationnel à la valeur à partir du moment où le sujet transcendantal découvre sa propre limitation par rapport au sujet absolu. Car le propre du sujet transcendantal, c'est en effet de poser seulement dans l'idée son universalité, au lieu que le sujet absolu propose dans la valeur au sujet psychologique lui-même une valeur qu'il puisse vouloir et aimer. Le sujet est donc le centre par rapport auquel tous les problèmes se posent et toutes les découvertes s'obtiennent à la fois dans leur caractère spécifique et dans leur ordre de subordination.

29. Analyse

La méthode est une analyse du sujet et de toutes les implications du sujet.

On peut donc dire de la méthode tout entière, non pas seulement qu'elle prend le sujet comme point de départ, mais encore qu'elle réside elle-même dans une analyse du sujet considéré dans sa nature propre et dans les implications qu'elle suppose. Car ce sont précisément les trois aspects du sujet qui nous permettent de distinguer des domaines différents de l'être et d'établir entre eux un ordre de subordination. Ce qui, sans doute, peut être considéré comme appartenant à la doctrine plutôt qu'à la méthode, tant la méthode et la doctrine sont étroitement solidaires, mais relève pourtant de la méthode si nous nous intéressons aux procédés par lesquels nous nous acheminons vers ces différents types de réalité, plutôt qu'au contenu même qui leur est propre.

30. Milieu

Ce n'est point dire que l'homme est le repère de toutes choses, car, dans sa nature propre d'homme, il est un milieu entre une réalité qu'il se subordonne et qui n'a de sens que par rapport à lui, et une réalité à laquelle il se subordonne et qui lui donne à lui-même son sens.

On ne peut pas dire que l'on revienne ici à l'ancienne formule que « l'homme est la mesure de toutes choses ». Car où est l'homme dans tout ceci, sinon dans le jeu des différentes puissances du sujet ? Il se crée ou se détermine lui-même à l'intérieur du sujet sans qu'il soit possible de l'identifier avec le sujet. Or, dans le sujet lui-même, nous distinguons les puissances qui, laissées à elles-mêmes, sont infra-humaines — ce sont celles qui appartiennent au sujet individuel — d'autres puissances qui, si on leur donne une existence séparée, sont supra-humaines, et des puissances enfin qui, comme celles que nous désignons par l'expression sujet transcendantal, définiraient l'homme, en effet, si elles ne gardaient pas en elles-mêmes un caractère irréel et abstrait aussi longtemps qu'elles restent dissociées des deux autres, et caractérisent l'être fini en général plutôt encore que l'être proprement humain cf. liv. Ier, Prop. LX et LXXXI. Nous dirons donc que le point de départ de la méthode, c'est bien l'homme, considéré non point comme un absolu, mais comme un être qui se subordonne le sensible et se subordonne lui-même à l'absolu.

31. Ordre

La méthode est astreinte à suivre un ordre sans lequel chaque problème s'articulerait directement avec l'unité du sujet et non point avec les autres problèmes, et la réflexion serait exposée à des reprises sans être jamais assurée d'être exhaustive.

On peut considérer la démarche réflexive comme exprimant le préliminaire indispensable de la méthode, car c'est dans son triple rapport avec le moi psychologique, le moi transcendantal et le moi absolu, que chaque problème particulier trouve une explication : dans l'ordre sensible qui exprime son rapport avec le sujet psychologique, dans l'ordre intelligible qui exprime son rapport avec le sujet en général, et dans l'ordre de la valeur qui exprime son rapport avec le sujet absolu. Mais il faut encore que les problèmes particuliers aient des relations les uns avec les autres, faute de quoi ils ne trouveraient pas place dans l'unité totale de la conscience ; nous risquerions de les retrouver toujours comme des problèmes nouveaux et nous ne serions jamais sûrs d'avoir un fil conducteur, nous permettant d'embrasser successivement toutes les parties du champ de la réflexion.

32. Triple

Il y a trois ordres possibles : l'ordre d'inclusion, l'ordre de composition, l'ordre de complémentarité.

On peut concevoir alors trois sortes classiques d'ordre entre les différents termes de la connaissance :

Le premier est l'ordre de l'inclusion, dans lequel ces termes sont distribués selon un ordre de complexité croissante et de généralité décroissante : il est à la fois ascendant et descendant. Alors le passage d'un terme à l'autre se réalise par un terme moyen, dont la vertu probante se manifeste de deux manières, selon qu'étant inclus dans le premier et incluant le second, il permet d'inclure le second dans le premier (c'est l'ordre de l'extension) ; ou selon qu'inclus lui-même dans le second et incluant le premier, il permette d'inclure le premier dans le second (c'est l'ordre de la compréhension) : alors le moyen n'est pas un simple intermédiaire, il est une raison d'être.

Le second est un ordre de composition, qui, au lieu d'aller du général au particulier, va du simple au complexe. Alors on a affaire à deux mouvements différents, comparables aux deux ordres inverses d'extension et de compréhension, selon que l'on part du complexe pour le réduire au simple, ou du simple pour construire avec lui le complexe. Tel est le sens de l'analyse et de la synthèse.

Enfin, il y a un ordre que nous pouvons appeler l'ordre de la complémentarité, en vertu duquel la notion la plus pauvre appelle ce qui lui manque pour la compléter. Cette troisième espèce d'ordre a pris une forme particulière dans l'histoire : pour tirer le plus riche du plus pauvre et laisser à la méthode sa fécondité, il faut que le plus riche ne soit pas supposé, mais engendré. Dès lors, on imagine une démarche négative déjà inséparable de la simple affirmation du plus pauvre et dans laquelle le plus pauvre est nié non pas dans ce qu'il a, mais dans ce qui lui manque. De telle sorte qu'en restant fidèle à la négation, seul procédé qui dépende exclusivement de l'esprit, et en niant cette négation à son tour, on obtiendrait une affirmation nouvelle, qui rétablirait l'affirmation première, mais en l'enrichissant indéfiniment.

33. Inclusion

La méthode d'inclusion ne doit pas être méprisée, mais elle repose sur un système de définitions, et elle a une portée exclusivement logique.

La méthode d'inclusion ne mérite pas les reproches qui lui ont été adressés, car elle établit entre toutes nos définitions un ordre systématique, qui permet de les articuler les unes avec les autres. Mais on ne peut pas la considérer comme une méthode proprement métaphysique, qui nous montre l'ordre même entre les choses, la place et la signification de chacune d'elles dans la totalité du réel et non pas seulement dans le jeu des conventions par lequel nous attribuons à chacune d'elles une extension et une compréhension. De plus, le genre le plus général et l'individu considéré dans sa singularité lui échappent également. Mais l'objection la plus grave qu'on puisse lui adresser, c'est qu'il n'y a plus de sujet ou que le sujet lui-même se pose comme un objet qui ne jouit d'aucun privilège propre à l'intérieur de l'échelle des concepts.

34. Composition

La méthode de composition évite les inconvénients de la méthode d'inclusion, mais elle a une portée exclusivement mathématique.

La méthode de composition cherche à éviter la stérilité que l'on a regardée si souvent comme l'écueil insurmontable de la méthode d'inclusion. Disons qu'au lieu de nous apprendre à reconnaître les rapports entre des définitions déjà posées, elle nous apprend à les poser, dans les rapports mêmes qui les unissent. On peut donc la considérer comme dynamique par opposition au caractère statique de la méthode précédente. Tel est du moins l'aspect qu'elle présente sous la forme synthétique que l'on peut lui donner, et qui procède par construction de concepts, mais qui n'est que l'envers de sa forme analytique, la plus féconde sans doute, puisqu'elle nous permet de résoudre tous les problèmes par réduction du plus complexe au plus simple : la synthèse ici est plus illusoire qu'il ne paraît, car on peut se demander au nom de quel principe nous opérerions, à partir du simple, telle construction plutôt que toute autre. Le sujet, par opposition à ce que l'on constate dans la méthode d'inclusion, ne se situe pas lui-même dans l'ordre des concepts, il est immanent à cet ordre même qui n'est rien de plus que le Cogito en action. Mais outre qu'il y a toujours quelque difficulté ici en ce qui concerne le simple, qui n'est pas le Cogito lui-même, mais le ou les termes indécomposables qu'il pose avant tous les autres et qui entrent dans la composition de ceux-ci, on peut dire que l'ordre que l'on décrit ici est un ordre de fabrication, qui convient admirablement aux mathématiques et qui a été emprunté à cette science, mais que l'on a toujours appliqué avec une extrême difficulté, non pas proprement à la physique puisque la physique elle-même est d'une certaine manière réductible aux mathématiques, mais à la qualité, dont on est obligé de faire une illusion, à l'ordre psychologique, esthétique, moral et même métaphysique. Ce que méconnaît donc Descartes, ou ce sur quoi il n'insiste pas assez, c'est que l'activité du sujet est une activité de participation et non pas, comme il le croit, une activité qui cherche à retrouver l'activité créatrice, qui tend à se faire toute-puissante comme elle, et, du moins dans l'abstrait, l'imite pour ainsi dire à sa manière.

35. Complémentarité

L'ordre de complémentarité s'étend sur un domaine plus vaste que l'ordre de composition et présente en effet un caractère synthétique, mais il n'a pas une portée véritablement dialectique.

L'ordre de complémentarité évite quelques-uns des périls de l'ordre de composition. Il n'est pas seulement un ordre de fabrication, car il n'est pas imposé par l'esprit au réel, il traduit seulement la démarche par laquelle le réel lui-même se fait. En ce sens il est plus véritablement génétique que l'ordre de composition ; il n'accepterait pas d'être renversé pour nous découvrir l'ordre analytique qui était le point d'aboutissement et la raison d'être de l'ordre de composition. Et, par opposition à l'ordre de composition où l'esprit est présent dans l'enchaînement des différents termes et en reste indépendant en ce sens que, s'il en est l'artisan, il n'en reçoit aucun enrichissement, ici l'esprit est en marche avec le réel et effectue la même ascension. Mais l'esprit, cette fois, se trouve naturalisé, alors qu'il ne l'était pas dans la méthode de composition : il se trouve, en un certain sens, confondu avec son objet. Et l'on peut se demander, comme on l'a fait souvent : 1° si l'abstrait n'est pas posé d'abord comme une condition logique de l'application de la méthode plutôt que par une exigence ontologique ou historique ; 2° si le sens même de ce développement exprime une nécessité qui lui est véritablement immanente, ou s'il n'est pas retrouvé en quelque sorte rétrospectivement, avec des éléments empruntés à l'histoire et entre lesquels on établit des articulations arbitraires ; 3° si la négation, dont le rôle est si favorable à une description où l'ordre des choses apparaît comme une suite de phases, dont la succession produit un rythme qui finit par avoir la nécessité même d'une cadence sonore, n'est pas introduite ici comme une sorte de rappel d'une infinité toujours présente qui ne se laisse pas oublier et qu'il nous appartiendrait, par conséquent, d'analyser plutôt que d'essayer de l'actualiser dans un développement qu'elle viendrait elle-même toujours ranimer et qui n'aurait jamais de terme. La positivité apparente de la négation n'est que la positivité d'une affirmation pure, dont toutes les affirmations particulières expriment, sans qu'on ait besoin de l'artifice de la négation, la diversité des aspects qui restent tous solidaires. On remarquera qu'il y a ici un rôle de la négation comparable à celui qu'elle joue dans la théorie de la réflexion, c'est-à-dire au seuil de la méthode de composition, telle qu'elle a été définie par Descartes : celui-ci la bloque, pour ainsi dire, au début de la recherche, pour découvrir l'activité autonome du sujet pensant ; Hegel la réintroduit à chaque étape de la recherche pour lui permettre de progresser. On remarquera, d'une manière générale, sur la négation, que c'est un instrument éminemment méthodologique dont l'emploi dépend d'un acte du vouloir, là où l'affirmation suppose toujours une application du sujet au réel, une connivence avec lui. Mais cette méthode n'a pas un caractère véritablement dialectique, s'il est vrai que la méthode dialectique, au lieu d'envelopper toutes les formes de l'être dans un nécessitarisme logique, se place au cœur de celui-ci, c'est-à-dire dans l'exercice même de sa liberté, pour la mettre en rapport avec tous les aspects de l'univers qui la conditionnent ou qu'elle détermine. La supériorité de la méthode de complémentarité sur toutes les autres, c'est que c'est la seule sans doute qui puisse mettre en jeu une puissance interne de réalisation. Seulement il est peut-être contradictoire de la mettre en jeu dans un temps même logique. Toute création ex nihilo est intemporelle. Et le monde tel qu'il est pour nous ne peut se constituer qu'à l'échelle de la participation.

36. Progression

Le caractère commun de ces trois méthodes c'est qu'elles procèdent du minimum d'être au maximum d'être.

Ces trois méthodes ont également pour ambition de montrer comment tous les modes du réel peuvent être échelonnés entre le minimum d'être et le maximum d'être. Ainsi on se donne l'illusion de passer du néant à l'être, ce qui est l'acte suprême de la création, ou du moins d'en approcher dans la mesure même où nos forces le permettent. Dans la méthode d'inclusion, où il semble que le tout soit présupposé par la démarche logique qui l'analyse, cette genèse n'est qu'une genèse purement idéale. Dans la méthode de composition, c'est une genèse idéale, mais qui cherche à coïncider avec la genèse réelle, et permet d'agir sur elle pour en infléchir le cours. Dans la méthode de complémentarité, les exigences de la raison et les exigences de l'être ne peuvent plus se distinguer : les deux ordres se recouvrent. Toutes trois, par une sorte de progrès continu, légifèrent pour un sujet qui essaie de retrouver l'ordre qui existe dans le réel, tel qu'il subsisterait si lui-même en tant que sujet venait à disparaître, ou encore, ce qui revient au même et accuse le paradoxe, s'il était lui-même un sujet dépourvu de lien avec le sujet psychologique, soit que le sujet transcendantal soit élevé jusqu'à l'absolu, soit que le sujet absolu rompe tout rapport avec le sujet transcendantal.

37. Dialectique

Le caractère original de la méthode dialectique, c'est de partir de la conscience elle-même, considérée dans ce jeu intérieur dont nous avons montré qu'il est la condition de possibilité de tout ce que nous pouvons connaître.

La réflexion nous a montré, comme elle l'avait montré à Descartes, qu'il faut remonter au sujet pour rendre compte du donné ; non point que ce donné soit aboli, mais il ne reçoit sa signification que par son rapport avec le sujet. De ce sujet posé d'abord, on va donc essayer maintenant de tirer les différents aspects du donné, non point simplement pour les poser à nouveau tels qu'ils nous étaient d'abord donnés, mais pour en poser le sens, maintenant que nous savons la manière même dont ils peuvent être posés. L'idée même de cette position, comme on l'a montré dans la proposition XLV du liv. Ier, est ambiguë : car on peut poser tout le réel en supposant qu'il précède l'acte qui le pose, bien que cet acte puisse influer sur la manière même dont il s'offre à notre pensée ; alors nous dirons que nous le posons comme spectacle. Et on peut le poser comme si on le créait par l'acte qui le pose. Ce qui permet d'opposer l'idéalisme et le réalisme. Mais nous n'avons à cet égard aucun préjugé. Et nous pourrons distinguer dans le sujet, s'il y a lieu, différents modes de position du réel, comme s'il disposait à la fois d'une activité spectaculaire et d'une activité créatrice. Car nous savons que le sujet n'est pas simple, et c'est même parce qu'il n'est pas simple qu'il suffit à soutenir la diversité infinie des aspects du réel, dont le propre de la méthode est de montrer quelle est la corrélation qu'ils peuvent avoir avec lui.

38. Particularité

Il n'y a que des problèmes particuliers, qui sont tous posés par l'expérience de la vie ; on ne peut les résoudre qu'en définissant leurs relations avec les autres éléments de l'expérience.

Il faut dire, non pas sans doute du monde, qui demande toujours à être pensé, mais de l'être dans sa totalité, qu'il ne peut pas être considéré comme un problème. Car on peut dire qu'il se fait lui-même, avant de s'être posé comme un problème. Tous les problèmes lui sont intérieurs. Et pour qui serait-il un problème ? Pour un être particulier qui en fait partie et qui le prendrait comme objet ? Mais en vue de quelle fin, sinon de le connaître ? Ce qui est, en effet, une fin particulière parmi beaucoup d'autres. Peut-être pourrait-on dire que tous les problèmes sont posés par l'expérience de la vie, ou encore qu'ils expriment les exigences propres aux différentes fonctions de la conscience dès qu'elles commencent à s'exercer, de telle sorte que tous les problèmes sont en effet des problèmes particuliers. Et ils ne comportent pas d'autre solution que la mise en rapport de chacun des éléments de l'expérience avec tous les autres selon leur ordre synoptique ou hiérarchique.

39. Centre

Le centre de la méthode réside dans une certaine relation qui doit s'établir entre l'homme et le sujet ou entre l'activité de participation et l'activité créatrice.

La méthode est l'œuvre de l'homme, mais l'homme en assumant la vocation de sujet s'oblige à établir, entre les différentes formes de subjectivité, une subordination qu'il doit s'engager à maintenir dans toutes les opérations qu'il accomplit. Il dépend de lui de la faire régner, il n'y parvient que dans le temps, et par une série d'obligations qui constituent précisément la méthode. Elle trace à l'homme le chemin qu'il doit suivre pour qu'il puisse remplir adéquatement son rôle de sujet.

On pourrait expliquer la même idée d'une manière un peu différente. Pour qu'une méthode soit possible, il faut qu'il y ait toujours un intervalle entre celui qui l'applique et l'objet auquel il l'applique : ainsi nous venons de parler d'un intervalle entre l'homme et le sujet.

On pourrait aussi, en utilisant une distinction antérieure Prop. XV ci-dessus, dire que la méthode suppose un intervalle entre l'activité réflexive et l'activité créatrice ; elle cherche à les rejoindre, elle n'y réussit que si elle décrit tout le réel qui remplit l'intervalle, c'est-à-dire le monde, mais de telle manière toutefois que l'activité réflexive, cherchant à le réduire, vienne coïncider avec l'activité créatrice, dont le rôle était de le produire. De là viennent, d'une part, non seulement tous les efforts par lesquels on veut que la méthode soit une véritable reconstruction du réel, mais encore le schème classique de toutes les méthodes que l'on réduit à une analyse qui doit se changer en synthèse, à une induction qui, quand elle est arrivée à son terme, se convertit en déduction.

40. Position

Le sujet peut être mis hors du monde mais non point hors de l'être.

On comprend bien que l'on puisse mettre le sujet hors du monde, pour qu'il puisse penser le monde. Or dans la hiérarchie des sujets, le sujet psychologique est dans le monde pour le sujet transcendantal, et le sujet transcendantal dans le monde pour le sujet absolu. Mais la relation des trois sujets l'un avec l'autre n'appartient pas au monde considéré en tant que monde donné et constitué par des phénomènes, bien que le sujet ne puisse être posé que par rapport à lui et pour le soutenir, ce qui a incliné les philosophes à poser ce sujet comme purement formel. C'est lui, au contraire, qui pose sa propre existence comme condition même de l'existence de toutes les choses qui peuvent être posées, et qui ne le sont que par lui et pour lui, c'est-à-dire comme phénomènes.

41. Échelle

Les trois aspects du sujet expriment une échelle de participation, et, quand on s'élève de l'un à l'autre, celui-ci devient un objet pour celui-là.

Le sujet peut être considéré sous trois aspects différents : car en tant qu'il exprime une certaine perspective que nous avons sur le monde, il est lui-même dans le monde comme le centre même de cette perspective : à ce moment-là, il devient un objet parmi tous les autres. Mais le monde devient lui-même alors une expérience commune à tous, et, en tant que sujet transcendantal, il est l'auteur de cette expérience, comme il était l'auteur, en tant que sujet psychologique, de la perspective individuelle qu'il prenait sur le monde. Mais comme le sujet psychologique s'inscrit lui-même dans l'activité transcendantale qu'il détermine, le sujet transcendantal s'inscrit dans un sujet absolu auquel il participe selon des lois générales qui sont communes à tous les sujets psychologiques. Et c'est pour cela que, comme le sujet individuel devenait un objet parmi les objets quand on le référait au sujet transcendantal, le sujet transcendantal devient une idée parmi les idées quand on le réfère au sujet absolu.