Signification

Chapitre I - Découverte et Signification

1. Signification

La découverte philosophique porte sur la signification du monde et de la vie.

L'objet de la découverte philosophique n'est point de nous révéler des objets de connaissance nouveaux, ni même, comme le croyaient les positivistes, de réaliser la systématisation de toutes les connaissances acquises. Car nous savons bien que ni aucune connaissance particulière, ni aucune accumulation de connaissances, ne peut nous tenir lieu de philosophie véritable. Le savoir le plus étendu peut s'accommoder du désespoir philosophique. L'ignorant ne manque pas nécessairement de lumière philosophique. A cet égard la différence entre le philosophe et le non-philosophe, c'est seulement que le philosophe connaît la signification du monde et de la vie, tandis que le non-philosophe l'ignore ou lui demeure indifférent. Disons seulement, pour ne pas trahir le sens original du mot philosophe, que le philosophe la cherche. Mais peut-être lui suffit-il, malgré le paradoxe, de savoir ce que c'est que la signification ou le sens, c'est-à-dire la signification de la signification elle-même, pour la découvrir dans le réel et la réaliser dans sa vie.

2. Jeu

Nous sommes pris dans le jeu de la signification du monde et de la vie qui ne peut pas être différente de celle que nous leur donnons.

Tout d'abord, le monde ne peut avoir un sens indépendamment de celui que nous-même nous lui donnons. Car ce sens, c'est une pensée, et le monde ne peut pas l'avoir indépendamment du sujet pensant. Il est peut-être impossible de concevoir qu'il y ait un monde si ce monde était privé de toute référence au sujet, mais il est assuré qu'en dehors de cette référence, le monde même n'aurait pas de sens. Et il y a la solidarité la plus étroite entre l'existence même du monde comme spectacle, et la signification que nous pouvons lui attribuer. On se flatterait vainement, sans doute, de penser que l'on peut isoler le monde, comme spectacle pur, du sens même que la conscience lui donne. Car il n'existe comme spectacle que pour être porteur de ce sens. Le rapport du spectacle et du sens doit trouver son fondement, sans doute, dans la distinction que nous établissons entre les fonctions principales de la conscience, qui nous obligent à nous représenter le monde, afin d'être capable de le vouloir.

3. Reconnaissance

Nous sommes nous-même pris dans le jeu, et nous ne pouvons donner aux choses une signification arbitraire : nous la reconnaissons, mais nous ne pouvons pas la reconnaître sans y consentir.

Nous ne pouvons pas nous considérer nous-même comme séparé du monde, qui n'aurait de sens que pour nous. Le sens que nous lui donnons n'est pas un sens arbitraire. Nous avons beau vouloir nous détacher du monde, nous sommes aussi engagés dans le monde. Et le monde ne se constitue lui-même que comme porteur de la signification. De telle sorte que cette signification elle-même, il nous appartient moins de l'imposer ou de l'exiger que de la découvrir. Elle dépasse singulièrement la subjectivité individuelle. Elle réside sans doute dans la découverte d'une universalité subjective, à laquelle la subjectivité individuelle participe et dont le monde est l'instrument. Elle est transcendante à la volonté individuelle, qui s'y soumet plutôt qu'elle ne la dicte. Mais c'est parce que nous sommes pris nous-même dans le jeu que nous devons considérer la signification comme devant être reconnue par nous : c'est une sorte de révélation qui nous est faite, mais la solidarité est si étroite entre les différentes parties de moi-même que je ne puis, sans doute, la reconnaître sans y consentir.

4. Référence

Il y a une signification qui est celle de la partie par rapport au Tout : mais elle n'est que la figuration de la signification essentielle, qui réside dans l'acte, et dans la référence de chaque acte particulier à un acte absolu qui se veut lui-même éternellement.

Quand on se place dans un point de vue statique et que l'on considère l'univers comme un Tout fait de parties harmonieusement assemblées, on peut considérer le sens comme la relation qui unit chaque partie au Tout, qui montre dans chacune d'elles la fonction unique et spécifique qui lui appartient dans l'équilibre même du Tout. Cette vue ne peut pas être oubliée. Chaque fois que le sens intervient, une référence au Tout est en jeu, seulement ce n'est là qu'une sorte d'expression, dans le langage de la donnée, de la fonction significative ou signifiante qui pose le sens, au lieu de le contenir. Le sens, en effet, dérive toujours de l'acte qui, en posant la chose, le lui donne. C'est donc une grande erreur de penser que le sens d'un acte réside dans la chose, ou la fin qu'il cherche à atteindre. C'est plutôt le contraire qui est vrai. La chose n'a de sens que par l'acte même qui la produit. Et cet acte lui-même, qui est toujours un acte particulier, n'a de sens que par rapport à l'acte absolu, qui se veut lui-même éternellement.

5. Réciprocité

La signification est réciproque, c'est-à-dire que la signification du Tout ne réside que dans son rapport avec les parties, et celle de l'acte absolu que dans son rapport avec les actes particuliers.

Comme le tout ne peut pas être dissocié de la partie, sans laquelle il n'aurait pas d'existence comme tout, ainsi l'acte pur ne peut pas être dissocié des actes particuliers qui en participent, sans quoi il ne serait l'acte de rien ; et c'est précisément dans l'intervalle qui sépare l'acte particulier de l'acte absolu qu'apparaissent l'objet, la fin et le monde : mais tous ces termes n'ont de sens que par l'acte même dont ils nous séparent, mais dont pourtant ils témoignent. On pourra dire par conséquent que, comme le tout n'a de sens que par les parties, ainsi l'acte absolu n'a de sens que par les actes particuliers, réciprocité dont on voit clairement qu'elle exprime l'unité parfaite de l'être, qui est telle que nous pouvons l'envelopper dans une démarche circulaire, comme dans un cercle on peut partir également de n'importe quel rayon pour retrouver le cercle, et du cercle pour retrouver tous les rayons.

6. Absolu

La signification est l'absolu même de chaque chose ou son rapport avec l'absolu.

S'il y a un couple du relatif et de l'absolu et si ces deux termes sont inséparables, on peut dire que c'est le couple même qui est le sens. Mais dire que ces deux termes s'impliquent l'un l'autre, cela ne veut pas dire qu'ils soient sur le même plan. Car le sens, pour ainsi dire, dérive de l'absolu ou monte vers lui. L'absolu jouit donc d'un privilège indéniable, sans lequel le relatif n'aurait pas de sens même comme relatif. Et il ne l'a que parce qu'en tant que relatif, et par sa relation avec l'absolu, il devient lui-même un absolu. Mais il est clair que si l'absolu donne le sens, c'est parce qu'il n'est point seulement le dernier terme résistant et négatif qui borne le mouvement de l'esprit et au-delà duquel celui-ci ne passe pas, mais au contraire le premier terme ductile et positif qui donne le mouvement à l'esprit et qui renouvelle indéfiniment sa fécondité.

7. Temps

La signification est inséparable de la notion de temps, et le temps est dans le monde pour lui donner une signification, ce qui introduit la finalité et nous permet de nous réaliser nous-même.

Toutefois on ne saurait, semble-t-il, introduire de distinction entre les deux acceptions du mot sens. Car le sens n'est une signification que parce qu'il est aussi une direction orientée. Or on ne peut concevoir une direction orientée autrement que par l'introduction de la notion de temps. Et peut-être faut-il dire que le temps n'intervient dans le monde qu'afin de nous permettre de lui donner un sens. Toutefois, le temps exprime sans doute la condition de toute activité particulière, mais aussi l'intervalle qui la sépare de l'acte absolu. Alors nous serons obligés d'établir une opposition entre le temps de la nature qui, livré pour ainsi dire à lui-même, exprime le sens même de notre chute (et qu'une certaine idolâtrie tend à considérer comme impliquant déjà lui-même un progrès nécessaire), et le temps de la conscience, dont on peut dire qu'il est inverse du temps de la nature, qu'il remonte toujours vers l'absolu, ou que dans le temps lui-même il est un retour vers l'éternité.

8. Intention

Ainsi se déduit la théorie de la conscience intentionnelle : c'est l'intention qui donne le sens.

Il est facile de comprendre maintenant pourquoi la conscience peut être considérée comme intentionnelle. C'est qu'elle donne son sens à toute chose, et ce sens consiste toujours dans son avenir. Ainsi on peut dire qu'elle enveloppe une finalité. Le sens n'est jamais en réalité dans la chose elle-même, il est toujours au-delà. Ce qui est vrai aussi bien de l'activité connaissante que de l'activité voulante. C'est que l'activité de la conscience est indivisible et qu'elle veut même la connaissance. Toutefois cette intentionnalité ne peut être considérée que comme une étape de la vie de la conscience. Le foyer de toutes ces intentions est au-delà de toute intention. Et l'intention suprême de la conscience, c'est, si l'on peut dire, de n'avoir plus d'intention. Dans la mesure où son acte devient plus pur, il se rapproche davantage du parfait repos : comme on le voit dans l'acte de contemplation, où toute intention s'efface, et qui porte ses fruits sans que son intention s'y soit jamais appliquée, ni pour le considérer, ni pour le produire.

9. Invention

Ce que nous nommons invention par rapport à nous est toujours découverte par rapport à l'être : mais la réciproque est vraie aussi.

On oppose en général le mot de découverte au mot d'invention ou de création, comme si on ne découvrait que ce qui existe déjà, comme si on inventait ou on créait un objet toujours nouveau. Le mot de découverte paraît donc convenir particulièrement au réalisme, le mot invention à l'idéalisme et à un vitalisme où la vie se produit elle-même dans une démarche toujours imprévisible. Pourtant on observera que la philosophie est l'œuvre de l'intelligence et que, même s'il existe au fond des choses une puissance créatrice irréductible à l'intelligence, le propre de la philosophie, c'est d'éclairer non pas seulement ses effets, mais son mode d'action. Il est difficile par conséquent de maintenir à la philosophie son caractère de connaissance sans en faire une découverte plutôt qu'une invention. Mais les deux opérations sont toujours liées jusqu'à un certain point : car tout acte de la connaissance — soit qu'il s'agisse de la position d'un problème, soit qu'il s'agisse de la recherche d'une solution — est bien une invention qui ajoute à ce que nous savions. Mais il faut que cette invention apparaisse cependant comme en accord avec un ordre qui se trouve dans le réel, et que le réel ne cesse de confirmer. Ce qui est vrai même des inventions de la technique. A plus forte raison des inventions de la spéculation, qui veulent nous découvrir le fond même des choses plutôt que changer la face du monde. Mais on comprend qu'il y ait toujours dans notre activité un certain composé d'invention et de découverte, puisque toute opération que nous accomplissons est une opération de participation, qui comporte à la fois une initiative qui vient de nous, et une réponse que le donné ne cesse de lui faire.

Cette sorte de liaison entre l'invention et la découverte recevra sa véritable signification si on réfléchit que la méthode que nous proposons ici peut être nommée analyse créatrice, le mot analyse indiquant bien que nous ne visons qu'à découvrir ce qui est dans l'être — au moins sous une forme potentielle —, mais le mot créatrice montrant que les distinctions mêmes que nous faisons dans l'être y font apparaître des aspects qui n'ont d'existence que par le regard même de l'attention qui les discerne et qui s'y applique. Ajoutons enfin que le mot découverte correspond bien à l'ambition de la pensée philosophique de tous les temps, qui est de reconnaître l'être derrière l'apparence qui le couvre, de déchirer tous les voiles que les sens, l'opinion ou le préjugé ont interposés entre le réel et nous.

10. Esprit

Il n'y a de sens que pour l'esprit ou pour la conscience, de telle sorte que le sens du monde, c'est sans doute de permettre à la conscience de se constituer et de s'exercer.

C'est l'esprit qui cherche la signification et il n'y a de signification que pour lui. Il est donc l'activité signifiante et la signification de toutes choses. Nous dirons par suite que la signification du monde et de la vie consiste dans leur rapport avec l'esprit ou avec la conscience. Ainsi, chercher le sens du monde et de la vie, ou d'une chose quelconque, c'est les spiritualiser, ce qui ne veut pas dire que c'est les transfigurer en choses spirituelles, mais en faire les conditions, ou les expressions, de la vie même de l'esprit. La signification du monde n'existe pas seulement pour la conscience, mais elle est de permettre à la conscience elle-même de se constituer et d'exercer toutes les puissances par lesquelles elle introduit sans cesse dans le monde de nouvelles significations.

11. Production

Le propre de la méthode d'analyse créatrice n'est pas de réduire, mais de produire.

On pense aussi souvent que le propre de la méthode, c'est de réduire la diversité même des aspects du réel à une identité abstraite. On allègue l'exemple des mathématiques. On utilise l'ancienne formule que connaître, c'est ramener l'inconnu au connu, et qu'est-ce que le connu, à la fin, sinon l'esprit même considéré dans son unité purement formelle ? Mais on ne peut s'empêcher de penser que dans cette conception la diversité est un scandale qu'il faut abolir, de telle sorte que la méthode aboutit à un acosmisme derrière lequel se cache toujours un véritable pessimisme. C'est peut-être là une méthode qui peut suffire au savant, elle ne peut pas suffire au philosophe, car il demandera quelle est la source de cette diversité que l'on vient, au moins en pensée, d'abolir. Il exerce les forces de son esprit en prenant possession de cette diversité et des relations qui unissent entre eux ses différents termes. Son esprit ne trouve aucune satisfaction dans cette identité morte vers laquelle on cherche à le reconduire ; il n'a de goût que pour une identité vivante, qui multiplie et varie sans cesse, dans une infinité de correspondances, tous les modes d'affirmation. Tous ceux qui veulent que la méthode soit créatrice, et qui pensent justement que la dialectique ascendante n'a de sens que pour préparer une dialectique descendante, ont bien raison de penser qu'il s'agit pour nous de produire plutôt que de réduire. Mais cette production est elle-même l'effet d'un acte de participation par lequel nous ne cessons de découvrir, sans l'épuiser jamais, la richesse infinie de l'Être.

12. Dualité

La participation explique et exige la dualité, dans le moi, d'un spectateur qui contemple le monde, et d'un acteur qui contribue à le produire et seul lui donne son sens.

La participation exige qu'il y ait en nous un spectateur qui contemple un monde qu'il n'a pas fait, et un agent qui s'introduit en lui d'une manière beaucoup plus profonde et contribue à le modifier, c'est-à-dire à le produire. Or, ceux qui s'en tiennent au spectacle pur sont incapables de comprendre le sens que le monde peut avoir. L'existence même de ce spectacle est pour eux un continuel miracle. Au contraire, si nous considérons dans le moi l'activité qu'il exerce, et par laquelle il se détermine, il est évident qu'une telle activité est nécessairement orientée, et, cherchant ce qui lui manque, elle donne un sens, à la fois au spectacle du monde sans lequel elle serait incapable de s'insérer elle-même dans le monde, à toutes les fins qu'elle peut poursuivre, à tous les objets qui sont en rapport avec ces fins et sans lesquels il serait impossible aussi bien de les poser que de les atteindre. Ce qui ne veut pas dire que c'est notre volonté qui donne son sens au monde, mais c'est une réflexion de notre intellect sur cette volonté elle-même, dès qu'il a retrouvé la source dont elle procède et le terme vers lequel elle tend.

13. Objectivité

Le sens peut être défini comme l'objectivité de la valeur.

Le sens ne peut pas être défini indépendamment d'une orientation dans le temps qui suppose un certain dessein de la volonté, et par conséquent certains motifs qui l'ont dirigée. Il nous permet par conséquent de comprendre une certaine suite d'événements, ainsi que l'ordre de leur subordination. On peut donc dire que le sens n'est rien de plus qu'un autre nom de la finalité. Mais cette finalité reste encore objective. Elle peut être seulement observée du dehors. Bien que les choses aient pour nous un sens, il n'arrive pas toujours que, ce sens, nous l'approuvions et nous soyons disposés à le prendre, pour ainsi dire, à notre charge. Mais la valeur sollicite notre volonté propre, et même toute volonté, de telle sorte que le sens qu'elle donne aux choses exige que je collabore à le produire. Le sens est compris par moi en tant qu'il est voulu par un autre, mais la valeur, dès qu'elle est reconnue, doit être voulue à la fois par moi et par tous. De telle sorte que le sens appartient à l'intellect plus encore qu'au vouloir, ou tout au moins à un vouloir qui ne possède pas encore tous ses titres. Il implique une valeur supposée, mais qui peut être encore contestée. Il est aussi un genre dont la valeur est une espèce : il est encore abstrait par rapport à la valeur, qui lui donne une suprême détermination. Le sens est toujours abstrait : il ne s'achève que quand il est voulu ; alors il est valeur.

14. Valeur

Le sens implique la valeur et l'appelle.

On serait tenté de confondre le sens avec la valeur : si étroite que soit leur connexion, on peut les distinguer pourtant. On dit également d'une chose qu'elle n'a pas de sens et qu'elle n'a pas de valeur. Mais le sens est, si l'on peut dire, la valeur intellectuelle. Et c'est pour cela que l'intelligence, qui comprend tout, comprend aussi bien le mal que le bien. L'acte de comprendre est lui-même une valeur, mais il s'applique à son tour au discernement des valeurs. C'est pour cela qu'il reconnaît, dans les choses elles-mêmes, un bon sens et un mauvais sens. Et le bon sens est la faculté même qui en juge. Or, on comprend bien que dans le bon sens, il y ait une certaine intention générale orientée vers la valeur, ce qui est la raison pour laquelle le bon sens a une portée théorique et pratique à la fois. En revenant vers la notion géométrique de sens, pour la distinguer de la notion de direction, on peut dire que l'on compte un sens positif et un sens négatif, ce qui permet, en maintenant l'orientation de notre activité selon la ligne de la valeur, de comprendre comment la liberté peut se décider contre elle aussi bien que pour elle.

On pourrait dire que le sens implique seulement l'orientation de la conscience vers un objet, avant même que cet objet soit donné. Et ce sens n'exclut pas nécessairement l'erreur ni la faute, lorsqu'il implique une méconnaissance de la valeur. Mais la valeur est dans la réalité même qui nous est offerte, à condition qu'elle soit en rapport avec une intention droite, c'est-à-dire qui assigne à cette réalité la place qui lui appartient, pour en faire un usage où la hiérarchie des puissances de l'âme sera elle-même respectée. A ce compte-là seulement, toute espèce de réalité prend le caractère de la valeur. Et il n'y a rien dans le monde qui ne puisse être valorisé. Tandis que le sens ne nous donne que la présence de l'objet, la valeur nous donne sa convenance non pas seulement avec nous, mais avec l'absolu.

15. Compréhension

Découvrir le sens, c'est comprendre, c'est-à-dire rétablir les relations entre chaque terme isolé et tous les autres.

Trouver le sens d'une chose, c'est la comprendre. Or ce que nous ne comprenons pas, c'est ce qui reste pour nous isolé. Ce que nous comprenons, c'est ce dont nous percevons les relations avec tous les autres modes de l'être, et qui, si l'on peut dire, en évoque la totalité. Comme s'il y avait une intelligibilité nécessaire du tout de l'être, résidant dans une infinité de relations à la fois pensées et voulues. Cependant, il faut être attentif ici à ce sens étymologique du mot comprendre, qui veut dire embrasser : car il s'agit moins de faire tenir le réel dans notre esprit comme dans une sorte de contenant, que de lui permettre de retrouver dans les choses elles-mêmes une sorte de continuité dont il est le témoin. Comprendre, c'est saisir, comme le montre bien le langage le plus commun ; mais à quel moment peut-on saisir ou que saisit-on, sinon cette sorte d'appel mutuel des choses ou des idées les unes par les autres, qui cesse de nous les faire paraître étrangères ou de nous faire paraître étranger à elles et semble faire coïncider leur présence avec notre propre présence à nous-même ?

Si c'est le sens de chaque chose que la conscience cherche à atteindre, on comprend très bien que l'absence de sens coïncide avec le moment où la conscience retire son intérêt à la chose. Nous disons alors qu'elle est insignifiante. Mais dire qu'elle est insignifiante, c'est, en lui retirant tout rapport avec nous, lui retirer l'être même qui lui appartient. Que demeurerait-il d'elle, alors, qu'une sorte d'apparence évanouissante qui ne laisse aucune trace dans le monde, ou du moins sur les choses qui comptent pour nous dans le monde, et n'entre en relation avec aucune des fonctions de la conscience ? Dire qu'une chose est pour nous insignifiante, c'est la rejeter nous-même au néant. Ce qui ne saurait empêcher qu'elle retrouve un sens pour d'autres que pour nous-même, et pour nous-même aussi, dès que nous réussissons à adopter, pour un moment, la perspective à travers laquelle ils la considèrent.

De là, on peut tirer l'importance du langage. Car le propre du langage, ce n'est nullement comme on le croit de désigner la chose, mais seulement le sens de la chose, de telle sorte que, comme le veut Husserl, je vise la chose par le langage dans un acte significatif, afin de l'atteindre elle-même dans un acte intuitif. La liaison du langage et de la pensée montre comment les mots, qui sont des choses aussi, se distinguent pourtant des choses, en devenant seulement les véhicules du sens. Aussi peut-on dire que toute discussion philosophique ou du moins logique porte naturellement sur le sens des mots et qu'il faut être capable de reconnaître ce sens pour pouvoir l'appliquer aux choses quand elles sont absentes et que nous cherchons, pour ainsi dire, à les évoquer, soit pour nous-même, soit pour les autres.

16. Participation

La clef de la découverte est fournie par la théorie de la participation qui permet de surmonter le conflit de l'empirisme et du rationalisme.

Le conflit de l'empirisme et du rationalisme exprime l'opposition entre deux caractères de la connaissance que chacune de ces doctrines considère isolément. Car le propre de l'empirisme, c'est de montrer que nous ne créons pas l'objet de la connaissance, qu'il est pour nous un objet dont il faut que nous prenions possession, qu'il se révèle à nous comme une donnée dont les sens sont les instruments. Mais le rationalisme n'a pas de peine à montrer en revanche que nous ne connaissons rien que par un acte de la conscience, que c'est par cet acte que la connaissance devient nôtre, que c'est lui qui juge du vrai et du faux. D'où cette double conséquence, dans l'empirisme, que le donné nous suffit, sans que nous ayons à nous inquiéter de son origine, et dans le rationalisme, que c'est l'acte, puisqu'il n'y a d'objet de la connaissance que par lui, de sorte que c'est lui qui le produit. Mais si l'on pense que notre activité est une activité participée, et que, ce dont elle participe, ce n'est pas un réel qui serait hétérogène à son exercice, mais une activité infinie qu'elle assume selon ses forces, alors on comprendra sans peine que cette activité, en effet, ne puisse rien créer : elle paraît toujours attentive et intentionnelle, c'est-à-dire formelle et inachevée, comme un appel vers un contenu qu'elle ne peut pas elle-même se donner. Mais en vertu de l'indivisibilité de l'activité dont elle participe, nous dirons que ce contenu lui est nécessairement donné comme une sorte de surplus qu'elle est obligée de subir et qui lui fait sentir sa propre limitation. Ce surplus n'est pas une donnée en soi, expression qui n'a pas de sens, mais lui apparaît sous la forme d'une donnée, parce qu'il s'impose à elle comme la marque même de la frontière de son pouvoir, et de l'enrichissement qu'elle peut encore recevoir du dehors. Cette conception a cinq avantages : 1° elle restitue le rôle original de l'opération et de la donnée à l'intérieur de chaque connaissance particulière, tel qu'on peut l'observer dans l'expérience la plus commune ; 2° elle permet de déduire l'opposition de la matière et de la forme que toutes les théories de la connaissance depuis Aristote jusqu'à Kant considèrent comme un postulat d'où il faut partir (et qui se retrouve dans la distinction de l'objet et du sujet) ; 3° elle explique, pour la première fois, la correspondance entre la matière et la forme sur laquelle ont achoppé toutes les doctrines, en particulier le kantisme, en montrant comment la donnée est évoquée par l'opération à laquelle elle ajoute, mais qui dessine sa forme ; 4° elle permet de déduire les opérations possibles de la pensée, c'est-à-dire les catégories, au lieu d'en donner une énumération rhapsodique ou purement descriptive, puisque ce sont les conditions mêmes de la participation, c'est-à-dire les moyens hors desquels on ne pourrait pas concevoir l'insertion dans l'être d'un sujet particulier ; 5° elle explique aussi bien la théorie de la valeur que la théorie de la connaissance. Car la valeur, elle aussi, a été considérée, tantôt comme résidant dans un acte créateur qui surpasse toute donnée concrète, et tantôt comme une donnée affective (dont le type le plus simple était le plaisir) et que la conscience ne pouvait qu'enregistrer. Cependant il n'y a pas de valeur, en effet, sans un acte qui, en la posant, nous engage, mais qui lui-même a besoin d'être confirmé et qui ne peut l'être qu'en se dépassant dans un don que la conscience doit recevoir, qui s'y ajoute et qui la comble. On comprend maintenant comment toute découverte particulière, dans tous les domaines, a pour objet de déterminer en chaque point la correspondance d'une opération et d'une donnée.

17. Éclairement

Le propre de la connaissance c'est d'éclairer la donnée, non de l'abolir.

La coïncidence de la donnée et de l'opération montre qu'il n'y a de science que de l'individuel. Car la présence de la donnée est exigée dans la découverte ; c'est sur elle, pourrait-on dire, que porte la découverte, ou du moins c'est en elle qu'elle s'achève. On peut bien dire que la donnée demeure pour nous un mystère aussi longtemps que nous ne l'avons pas reliée à l'opération, sans laquelle elle n'aurait pas de sens. Mais l'opération elle-même n'est réalisable qu'à condition d'étreindre une donnée, de telle sorte que le propre de la découverte sera toujours, non pas de saisir l'intelligible, mais de rendre intelligible telle donnée. En aucun cas l'intelligible ne peut nous suffire, car il ne serait alors l'intelligible de rien et il ne faut pas dire que la donnée, en tant qu'elle le dépasse, est elle-même inintelligible ; car un tel dépassement exprime précisément ce qui manque à l'intelligible pour atteindre la réalité. La donnée n'est donc pas une sorte de surplus qui devrait se résoudre dans l'intelligible, si notre connaissance pouvait être poussée plus avant. Il faut dire, au contraire, que l'individuel concret se découvre à nous dans l'intelligible comme dans la lumière qui l'éclaire ; vouloir l'absorber et l'anéantir dans cette lumière, ce serait croire que la découverte serait plus pure si on n'avait affaire qu'à son acte et qu'on la dépouillât de son objet.

18. Dissociation

La découverte dissocie le possible de l'actuel afin de les faire ensuite coïncider.

La découverte est la mise en rapport du possible et de son actualisation. C'est la participation qui nous oblige à les opposer de telle sorte qu'il y ait en nous une activité qui pénètre dans l'essence même de l'être, mais de telle sorte pourtant que, pour atteindre l'existence, elle ait besoin encore d'une donnée qui lui réponde, qui vienne du dehors et qu'elle est incapable de créer. La découverte consiste précisément dans cette dissociation du possible et de l'actuel qui est nécessaire pour qu'ils puissent ensuite coïncider. C'est pour cela qu'elle peut prendre trois formes différentes : à savoir celle de l'acte qui pose la possibilité quand nous n'avions affaire encore qu'à la donnée actuelle, celle de la donnée qui actualise la possibilité quand l'esprit disposait seulement de celle-ci, celle enfin de la coïncidence de cet acte et de cette donnée quand nous les possédions à la fois, mais sans être capable de les rejoindre, comme il arrive dans tous ces éclairs qui illuminent une connaissance qui était déjà en nous sans que nous l'ayons encore aperçue.

19. Avenir

La découverte est tournée vers l'avenir, non seulement parce qu'elle a pour nous un caractère de nouveauté, mais c'est dans l'avenir qu'elle est la découverte du sens, c'est-à-dire de l'acte qui donne sa signification à la donnée et qui a besoin de l'avenir pour s'exercer.

On peut dire que la découverte, c'est toujours celle de la signification, la signification consistant toujours dans la confrontation de l'acte et de la donnée. Mais cette confrontation peut être interprétée elle-même autrement. Car l'opposition de l'acte et de la donnée ne se réalise que dans le temps. Or la donnée est un présent tourné du côté du passé et qui nous enchaîne, tandis que l'acte est un présent tourné du côté de l'avenir et qui nous libère. Ainsi la découverte qui, à première vue, n'est rien de plus que la rencontre de quelque donnée nouvelle qui semble par conséquent toujours une incursion vers le passé, ne mérite pourtant ce nom que si elle est en même temps l'acte qui nous permet de retrouver cette donnée, de telle sorte qu'elle est une ouverture sur l'avenir, plus encore qu'une incursion vers le passé. Ou du moins celle-ci n'a de valeur pour nous qu'en vue de celle-là, comme on le voit dans la découverte de l'Amérique, qu'il ne suffisait pas de trouver, mais qu'il fallait avoir les moyens de retrouver toujours.

En ce sens, la découverte peut être définie comme la conquête d'un avenir dont nous faisons dorénavant notre passé. Mais cette définition ne peut pas suffire, car il faut que le monde soit pour nous une perpétuelle découverte et il ne peut l'être que par la perception du sens, qui n'est point accompli une fois pour toutes, mais qui doit l'être toujours à nouveau, parce qu'il réside dans une opération de la pensée et du vouloir qui doit être sans cesse refaite, dans une actualisation du possible, où l'avenir renaît sans cesse pour être converti en présent.

20. Exploration

Le mot de découverte paraît impliquer d'abord une exploration spatio-temporelle du monde, c'est-à-dire que la découverte se présente d'abord comme historique et géographique ; mais elle ne mérite ce nom que par l'usage que notre activité est capable d'en tirer.

Si la découverte affecte d'abord un caractère spatial et temporel, c'est parce qu'on ne considère d'abord en elle qu'une donnée qu'elle révèle, mais qu'elle ne crée pas, et qui, par conséquent, est nécessairement située à l'intérieur de ces deux milieux, qui sont les conditions mêmes de notre expérience. La découverte apparaît donc comme un enrichissement perpétuel de l'horizon historique et géographique. Ce n'est là pourtant que son aspect extérieur. Car elle n'est rien que par l'acte même qui se le donne, qui en dispose, qui en fait le point d'application et l'effet d'un exercice de ses puissances par lequel la conscience s'enrichit elle-même indéfiniment. A ce moment-là seulement on a affaire à une découverte véritable, dont la valeur ne cesse de croître par une sorte de réaction mutuelle indéfiniment poursuivie entre la sollicitation que nous adressons au réel et la réponse que le réel ne cesse de nous faire.

21. Description

La découverte ne contient rien de plus qu'une description du réel tel qu'il nous est donné : mais elle réside dans le passage de la nécessité d'une expérience que nous ne pouvons pas récuser à la nécessité d'un ordre qui nous satisfait.

On peut bien dire de la découverte qu'elle implique une description du réel aussi exacte et aussi fidèle que possible, qui avance sans cesse au-delà de ses limites actuelles et qui ne néglige aucun des éléments du réel, ni les données empiriques, ni les opérations de l'intelligence, ni les relations qui unissent ces données et ces opérations. Mais il semble qu'on puisse la réduire à la perception de ces relations, parce qu'elle réside moins dans la révélation d'un aspect toujours nouveau du monde que dans celle d'une unité et d'une continuité de l'esprit et du monde. Mais alors, à une nécessité que le monde nous impose dans la pure expérience que nous en avons, se substitue une autre nécessité qui est celle d'un ordre qui donne satisfaction à notre esprit et par lequel les choses nous apparaissent telles que nous ne puissions ni les penser ni les vouloir autres qu'elles ne sont. La découverte porte toujours sur un ordre intelligible qui est tel que l'ordre logique proposé à notre intelligence s'achève dans un ordre moral qu'il appartient à notre action de réaliser.