Réflexion

Chapitre I - Réflexion et Méthode

1. Unité

Il n'y a qu'une philosophie mais qui a des aspects différents.

Il n'y a qu'une philosophie comme il n'y a qu'un monde. Et comme il y a différentes perspectives sur le même monde, il y a aussi des aspects différents de la philosophie, où s'exprime la personnalité de chaque philosophe. Mais la philosophie cherche à les comprendre et à les dépasser. Elle est à la fois une connaissance et une sagesse : une connaissance de l'être, sur laquelle se fonde une sagesse de la conduite. Elle cherche à donner la signification de l'univers à la fois pour l'intelligence qui le contemple et pour la volonté qui s'y exerce. Cette entreprise doit être valable pour tous les hommes et non pas seulement pour un seul : car tous les hommes sont comme un même homme dont les pensées s'actualisent dans les différentes consciences, non pas seulement dans l'abstrait et parce qu'ils sont soumis aux mêmes lois, mais dans le fait parce que ces mêmes pensées qu'il a s'actualisent dans les différentes consciences où elles s'accordent et se combattent comme dans la sienne propre. De telle sorte qu'aucune philosophie ne peut valoir pour moi qui ne vaille pour tous : et si l'application que j'en fais doit varier selon ma situation originale dans le monde, c'est pour confirmer ma vérité et non pas pour la contredire.

2. Vérité

Il y a dans la philosophie une exigence de vérité qui ne peut être satisfaite que par une expérience intellectuelle.

De même, la philosophie ne peut pas se contenter d'exprimer les vœux de la sensibilité qui sont souvent confus et incertains, qui enferment une sorte d'hypothèque sur l'avenir, et risquent de nous décevoir même quand ils sont satisfaits. Il faut qu'elle m'établisse dans la vérité de moi-même et du monde, une vérité qui force mon assentiment et l'assentiment de tous, qui règle mes désirs au lieu d'y répondre. Il faut donc qu'elle ait un caractère de nécessité. Non pas que cette nécessité soit inévitablement celle du raisonnement, bien que le raisonnement la confirme et l'explicite ; c'est une nécessité plus primordiale et plus profonde, celle d'une expérience toujours disponible et à laquelle il est impossible d'échapper. Cette expérience n'est point immédiate : elle a toujours besoin d'être retrouvée et approfondie. C'est là la besogne du philosophe, qui la propose sans cesse à d'autres, pour qu'ils l'obtiennent à leur tour. Nul ne la possède qui ne puisse la perdre. Mais elle ne peut être commune à tous et s'imposer à chacun que parce qu'elle est une expérience vraie. Or l'expérience de la vérité ne peut être qu'une expérience intellectuelle. Il n'y a point d'autre philosophie que l'intellectualisme.

3. Méthode

La méthode réside dans une conduite de l'intelligence.

La philosophie réside donc dans une certaine action de l'intelligence. Il ne s'agira point de chercher à connaître l'intelligence, puisque c'est l'intelligence même qui devrait la connaître. Connaître l'intelligence, c'est seulement l'exercer. Mais elle ne s'exerce point toute seule. Ou du moins, elle tend vers un objet dont elle cherche à acquérir une sorte de possession : mais elle lui donne une telle transparence qu'il semble se résoudre en elle et que sa présence à tout le réel devient, à la fin, sa propre présence à elle-même. Il en est ici comme de la lumière qui commence par éclairer l'obscurité du monde et dont on se demande aujourd'hui si elle n'en est pas aussi la substance. De là vient que la philosophie nous paraît toujours consister dans une direction de l'intelligence, c'est-à-dire dans une certaine méthode, et que cette méthode elle-même semble se confondre avec la doctrine, comme le montre l'exemple de toutes les grandes philosophies. La philosophie dépend d'une opération de l'attention constamment renouvelée, qui, pourvu qu'elle se produise comme il faut, nous découvrira l'être même que nous sommes et son insertion dans le tout de l'Être, dont il est à la fois séparé et inséparable.

4. Subjectivité

La méthode philosophique recherche dans la subjectivité la raison d'être de l'objectivité.

Mais comment faut-il que j'exerce mon attention ? Quelle direction dois-je lui donner ? Le monde que j'ai sous les yeux me révèle bien la présence d'un monde dont je ne connais pas les limites, au milieu duquel est situé un corps que j'appelle mien, qui s'en distingue et demeure toujours en relation avec lui. Dès que mon attention s'applique à ce monde, elle constitue la science, qui est l'œuvre de l'intelligence. Mais ce que cherche la philosophie, c'est précisément la signification de ce monde que j'ai sous les yeux, et dont on peut dire que le mystère s'accroît à mesure que je le connais mieux. Ce sens est invisible ; il dépend seulement de ma pensée ; il n'a d'existence qu'au-dedans de moi-même, dans un acte qu'il dépend de moi d'accomplir, et qui garde toujours un caractère de subjectivité irréductible. La subjectivité ici n'est pas celle de mes états d'âme qui demeure toujours subordonnée au corps ; elle est celle de l'esprit même en tant qu'il est capable de donner un sens à toutes choses, y compris à mes états d'âme eux-mêmes. La philosophie cherche toujours dans la subjectivité la raison d'être de l'objectivité.

5. Réflexion

La réflexion est la démarche intellectuelle par laquelle le sujet fonde dans l'expérience effective de lui-même la possibilité de toute expérience, externe ou interne.

Nous avions affaire tout à l'heure à une intelligence qui cherchait à atteindre un objet, et même à faire de la totalité de l'être un objet pour elle. Maintenant elle doit se détourner de l'objet tel qu'il est donné dans une expérience extérieure, afin de chercher une expérience intérieure qui puisse fonder cet objet et lui donner sa signification. Sur quoi portera cette expérience à son tour ? Portera-t-elle sur un objet secret et qui n'aurait d'existence que pour nous seul ? Mais il est évident que cette expérience ne serait pas plus instructive que la précédente : elle serait incapable de nous donner le sens, c'est-à-dire de se justifier elle-même, comme de justifier l'expérience que nous avions abandonnée. Cela ne peut être que l'expérience de la subjectivité elle-même, définie comme la condition sans laquelle il n'y aurait pour nous aucune expérience ni externe ni interne. Ce n'est point là seulement l'énoncé d'une condition formelle et purement logique sans laquelle aucune expérience ne m'apparaîtrait comme possible, mais une expérience réelle, qui est non pas celle d'un objet nouveau, mais celle que le sujet prend de lui-même, c'est-à-dire de sa propre action subjective, en tant qu'il soutient toute expérience qu'il peut appeler la sienne. C'est cette démarche par laquelle l'intelligence, au lieu de regarder en avant vers l'objet de son expérience, regarde en arrière vers le sujet de cette expérience, à laquelle on donne le nom de réflexion.

6. Absolu

C'est le sujet absolu qui est la condition à la fois du sujet en général, du sujet individuel et de leur accord.

Ce sujet lui-même ne peut pas être confondu avec l'intelligence, bien que l'intelligence soit supportée par lui — tout autrement, il est vrai, que cette expérience dont il était lui-même le centre. Car cette intelligence, bien que toujours exercée par moi, est en moi cela même par quoi je me connais, je me situe et je me dépasse. Aussi ne se contente-t-elle pas de découvrir le sujet de l'expérience : elle en cherche le sens. Il y a en lui beaucoup de caractères qui lui échappent et qu'elle cherche à approfondir : ce sujet lui révèle sa limitation, tant qu'il n'est encore que sujet psychologique et centre d'une perspective qui n'appartient qu'à lui seul. Un tel sujet n'est que la détermination du sujet en général, posé en lui sous une forme concrète, mais qui est la condition de possibilité de toute expérience, et non pas seulement de telle expérience. Mais cela même ne peut pas nous suffire : car la question se pose encore de savoir pourquoi il y a ainsi des sujets différents qui puissent devenir le centre non pas seulement d'une perspective individuelle, mais même d'une perspective quelconque. Ce qui me conduit à poser un sujet absolu qui est non seulement la condition de l'existence du sujet en général, comme le sujet en général était la condition du sujet individuel et comme le sujet individuel était le sujet de mon expérience concrète, objective et subjective, mais la condition à la fois du sujet en général, du sujet individuel et de leur accord.

7. Expérience

Il y a une expérience du sujet absolu comme il y a une expérience du sujet en général et une expérience du sujet psychologique.

Il ne faut pas dire qu'un tel sujet n'est l'objet d'aucune expérience. Car on peut dire que la philosophie a toujours souffert de la limitation du sens du mot expérience que l'on a voulu appliquer seulement à la connaissance par les sens de l'objet matériel, ou à la rigueur de nos états d'âme. Mais il y a une expérience du sujet psychologique faute de laquelle je ne pourrais pas dire moi, ni même dire mon corps, puisque mon corps ne se distinguerait d'aucun autre objet, et que ces objets seraient posés comme objets sans que je puisse dire que c'est moi qui les perçois. De même, il y a une expérience du sujet en général toujours associé au sujet individuel, qui le remplit, pour ainsi dire, de ses expériences particulières : mais sans une telle expérience je ne pourrais ni me considérer moi-même comme un sujet véritable, c'est-à-dire comme une possibilité que les actions de ma liberté et les événements de ma vie ne cessent de déterminer, ni entrer en relation avec d'autres sujets, qui existent comme moi, bien qu'avec d'autres déterminations. Il y a enfin une expérience du sujet absolu, auquel je m'éprouve moi-même comme toujours lié, mais toujours inégal, à l'égard duquel mon activité même est toujours reçue, qui ne cesse jamais de me fournir, et auquel je reste constamment présent pour être présent à moi-même. Il y a ici une passivité dont on peut dire qu'elle est de sens inverse par rapport à celle de l'expérience externe, puisque celle-ci me tire sans cesse hors de moi-même, au lieu que celle-là accroît sans cesse mon intimité à moi-même.

8. Analyse

La véritable méthode en philosophie consiste dans l'analyse, par le moi, d'une expérience totale dont il fait partie.

Que l'on ne dise point qu'une telle expérience est impossible, et que c'est le propre du moi de rester toujours enfermé dans ses propres limites. Car cela n'est pas vrai. La plus grande difficulté est, au contraire, pour l'intelligence de fixer les limites mêmes du moi : elles sont sans doute singulièrement mobiles. Le propre de l'expérience du moi, c'est de le mettre toujours en rapport avec des choses qui sont différentes de lui, avec son corps, et par son intermédiaire avec des corps qui ne sont pas le sien, avec des idées dont on peut dire qu'il les pense, mais qu'elles ne sont point lui, avec une activité qui le dépasse et qu'il subit en même temps qu'il l'exerce. Il y a donc des formes bien différentes d'expérience ; mais elles ont toutes le même caractère : c'est de mettre le moi en rapport avec un tout dont il fait partie, qui s'oppose à lui, mais dans lequel il s'inscrit, qui ne cesse de le nourrir plutôt encore qu'il ne le limite. La plus subtile de ces expériences est celle du rapport de mon acte propre et de l'acte même qui le fonde, et dont on croit trop souvent que, s'il est extérieur à moi, il n'est rien de plus qu'une chose ou une hypothèse que je ne vérifie point. C'est un peu comme si je soutenais que je n'ai rien de plus que l'expérience de mon corps et que je ne puis avoir l'expérience du monde. Mais comme je ne saisis mon corps que dans le monde, je ne saisis mon acte propre que dans son rapport avec un acte qui m'est présent, auquel je participe toujours imparfaitement et qui n'est pas mien, bien que je tienne de lui la puissance même que j'ai d'agir et de faire miennes toutes les espèces d'expériences, jusqu'à celle que j'ai de lui-même dans ses rapports avec ce que je suis. C'est là sans doute l'expérience la plus haute que je puisse faire, au-delà de laquelle je ne remonte pas ; elle constitue le sommet et le cœur de la métaphysique ; il dépend de nous de ne jamais l'oublier. Toutes les expériences particulières en dérivent ; elle en est la clef de voûte. Ainsi la philosophie elle-même nous découvre sa véritable méthode qui est l'analyse de la totalité de l'expérience et des relations qui unissent entre elles ses différentes espèces.

9. Ordre

Par la réflexion, nous saisissons l'activité de notre esprit ; par la méthode, nous la mettons en œuvre, afin d'instaurer un ordre dans nos pensées et dans nos actions.

Tel est le sommet jusqu'où peut monter la réflexion. Après il faut redescendre, c'est-à-dire penser et vivre. Ici intervient la méthode, dont le rôle est si l'on peut dire d'utiliser le temps au lieu de le subir, de substituer à l'ordre des événements qui s'impose à nous malgré nous un ordre choisi et voulu par lequel se marquent les exigences intérieures de notre conscience, mais aussi notre intervention originale dans le monde, c'est-à-dire notre existence même dans son rapport avec le monde, en tant que notre existence n'est rien si elle n'est pas capable de le comprendre et de le modifier. Le temps est donc l'instrument à la fois de notre asservissement et de notre libération. On pourrait dire il est vrai que le moi pourrait se contenter, pour affirmer son indépendance, de troubler l'ordre du monde par des irruptions soudaines et sans lien. C'est ce que l'on observe dans une liberté qui cherche à faire preuve d'elle-même dans des démarches négatives et par lesquelles elle porte témoignage dans le monde contre le monde même. Mais entre ces irruptions discontinues, elle se renonce elle-même ; ou bien il faut qu'elle se retrouve jusque dans la relation qui les unit. Même si elle croit triompher du monde sur ce point et dans l'instant où elle s'exerce, ce qui n'arrive pas, c'est le monde même qui triomphe d'elle dans tous les autres instants et sur tous les autres points. La méthode est donc le seul moyen que nous ayons, d'une part, d'assurer à notre esprit une application continue, c'est-à-dire de le rendre maître de lui-même, et de lui permettre, d'autre part, au moins potentiellement, de s'égaler, comme Descartes l'avait bien vu, à la totalité du monde. On remarquera que la méthode est intellectuelle et volontaire à la fois, qu'elle instaure un ordre entre nos pensées, mais que cet ordre entre nos pensées ne peut pas être séparé d'un ordre entre nos actions, avec cette réserve pourtant que la méthode n'a point pour objet de recréer le monde soit par la pensée, soit par l'action, mais de répondre aux sollicitations de l'événement, c'est-à-dire de résoudre les problèmes qui nous sont proposés par les circonstances mêmes où nous sommes placés, selon certaines règles dont nous pouvons disposer toujours. Enfin, il convient d'observer que si le propre de la réflexion est de nous mettre en présence d'un premier terme où nous prenons, pour ainsi dire, possession de l'activité de notre esprit, le propre de la méthode, c'est de la mettre en œuvre de telle manière qu'elle puisse engendrer la connaissance et diriger la conduite. Aussi faut-il dire, malgré le paradoxe, que si la réflexion est une démarche ascendante de l'esprit destinée à nous établir dans la source même de la pensée, la méthode est une démarche descendante dans laquelle cette pensée elle-même répond à tous les problèmes que l'existence lui pose.

10. Lumière

Le plus profond de nous-même ce n'est pas le point le plus obscur mais le point le plus lumineux.

C'est une grande erreur de penser que le point le plus profond de nous-même, le point où notre être propre s'insère dans l'être absolu, est aussi le point le plus obscur, comme une sorte de soleil noir d'où s'irradierait toute la lumière qui nous éclaire. Le point le plus profond de nous-même n'est point ce problème dernier qui recule toujours et que nous ne réussissons jamais à poser, c'est ce point parfaitement simple et indivisible et qui pourtant remplit tout, selon le mot de Pascal, dont la présence se retrouve partout et donne une sorte de transparence à ce qui est, et ne se découvre à nous que dans certains instants fugitifs que nous cherchons vainement à retenir. Nous allons toujours du plus éclairé au moins éclairé et du sommet de la conscience à toutes les zones de pénombre qui l'environnent. C'était le sens de la démarche de Descartes dans le Cogito. Nous n'avons point d'autre ressource que de la recommencer toujours.

11. Conscience

La philosophie nous donne conscience de cet aspect subjectif de la connaissance qui s'absorbe presque toujours dans l'objectivité du connu.

Dans l'acte de la connaissance, l'intérêt de l'esprit s'attache toujours à l'objet connu dans lequel cette activité s'absorbe et disparaît. C'est cette activité qui est constitutive du sujet, que la philosophie entreprend de saisir. Elle ne peut y parvenir que par une analyse d'un caractère particulier qui, au lieu de distinguer des éléments dans un même objet, remonte du conditionné à la condition, mais sans qu'il y ait homogénéité entre ces deux termes, et de telle manière que la condition non seulement ne puisse pas être détachée du conditionné, mais soit elle-même identique avec l'acte même qui la pose.

12. Retour

Toute philosophie marque un retour au sujet, qui se découvre par un acte toujours le même et toujours nouveau c'est-à-dire toujours renaissant.

Que la philosophie soit toujours un retour au sujet, c'est ce que l'on aperçoit assez clairement, aussi bien par sa propre expérience philosophique, que par l'expérience de tous les philosophes pour lesquels il s'agit moins de reconstruire le monde, que d'atteindre cette activité même par laquelle le sujet produit sa propre connaissance du monde et l'insertion de sa propre volonté dans le monde. Ce retour est toujours le même : il est la découverte la plus ancienne, mais qui doit recommencer à tous les instants, non pas seulement parce que personne ne peut la faire à ma place, mais encore parce que je ne puis pas la faire moi-même une fois pour toutes, car je dois au contraire la régénérer dans chacune des opérations particulières par lesquelles je me pose un problème philosophique nouveau.

13. Reprise

La réflexion reprend sans cesse en main l'activité même dont elle émane.

La réflexion est l'origine de la conscience que nous avons de nous-même et du monde. Et il n'y a pas de conscience spontanée. La spontanéité n'a pas besoin de la conscience. Toute conscience est une prise de possession de soi et de tout le réel qui suppose une activité et la retourne, pour ainsi dire, vers elle-même pour l'appréhender. Que ce retour, que cette division produise la conscience, c'est là peut-être le véritable mystère de l'être. Pourtant, s'il est contradictoire d'imaginer une activité qui ne soit pas elle-même une activité de l'esprit, et s'il est impossible d'imaginer l'esprit sans la conscience, la réflexion est moins constitutive de la conscience que de notre propre conscience. Notre conscience est donc une dérivation de l'acte créateur, en tant que cet acte devient notre acte propre dans la démarche de la réflexion. Cette démarche n'est jamais qu'une démarche de participation ; elle a pour répondant dans l'activité créatrice une forme déterminée de spontanéité, que nous réussissons à en séparer comme le corrélatif même de l'opération réflexive qui la pose comme son propre antécédent, afin de le conquérir et de le dépasser.

14. Disposition

La réflexion peut être considérée comme surgissant de l'obstacle, mais il n'est jamais pour elle qu'une occasion : la réflexion est une disposition permanente de la conscience à laquelle l'obstacle, en la limitant, donne une application particulière.

Le mot même de réflexion nous invite à considérer la réflexion comme une dérivation de la spontanéité primitive, au moment où elle rejaillit contre un obstacle. Et de fait, c'est ainsi en effet que l'on peut décrire la genèse historique de la réflexion. Mais cela ne nous permet pas de concevoir sa véritable nature. Car si on se contentait d'une telle description, la réflexion semblerait un phénomène purement mécanique. Or, l'obstacle ne produit pas nécessairement de réflexion et il arrive que la réflexion semble surgir d'elle-même, sans qu'aucun obstacle puisse être discerné. L'obstacle est une occasion qui peut la faire naître, qui la suscite chaque fois qu'elle s'applique à un problème particulier. Toutefois, la réflexion est l'acte par lequel la liberté se découvre et se constitue. Dans sa forme la plus parfaite, elle est une sorte d'opération permanente du moi, toujours en éveil, repliée sur son propre pouvoir ; et il faut dire de l'obstacle, non pas même que c'est lui qui l'ébranle, mais que c'est lui qui dirige son application.

15. Source

La réflexion est un retour à la source commune de l'entendement et du vouloir.

On ne réfléchit point, à proprement parler, sur des choses, mais sur cette activité même qui connaît les choses ou qui les modifie. C'est cette activité dont la réflexion essaie de s'emparer pour la justifier et pour en régler le cours : elle surpasse l'opposition de l'entendement et du vouloir qui ne se dissocient que par l'objet même auquel ils s'appliquent, mais non point par leur exercice pur. La réflexion retrouve l'activité de l'esprit à sa source même, avant qu'elle se soit divisée dans la participation pour permettre à l'être fini de contempler un monde qu'il n'a pas créé ou de le transformer selon son pouvoir. Elle fonde cette division des facultés qui est la loi même de la conscience ; elle les met en communication ; elle les oblige à se déterminer par les mêmes raisons.

16. Transformation

La réflexion change l'état de la conscience en cherchant à l'expliquer.

La réflexion est l'acte caractéristique de la conscience : on peut bien dire qu'elle suppose déjà la conscience, mais elle appartient elle-même à la conscience. Elle est l'acte de la conscience en tant qu'il s'approfondit. Il est vain de vouloir distinguer entre la conscience spontanée et la conscience réfléchie. Car dans son acte le plus élémentaire, la conscience est déjà conscience réfléchie. Mais si la conscience est toujours tendue entre l'acte qu'elle accomplit et l'objet auquel il s'applique, la conscience dans sa démarche initiale n'est attentive qu'à la relation de l'acte avec son objet, tandis que la réflexion dans une deuxième démarche considère plutôt la relation de l'objet avec l'acte qui s'y applique. La relation est la même, mais l'accent n'est pas mis sur le même terme. Cela suffit pour que l'on puisse penser que la réflexion modifie la conscience, mais cette modification lui demeure intérieure : c'est la conscience qui s'explique à elle-même, au lieu de s'absorber dans l'effet de son opération.

17. Promotion

La réflexion n'a pas pour effet d'interrompre la vie mais de la spiritualiser et de la promouvoir.

S'il est évident que la réflexion ne puisse pas être opposée à la conscience, et si elle en est seulement l'approfondissement, on est d'accord en général pour l'opposer à la vie : car la vie est une spontanéité que le propre de la réflexion serait précisément d'interrompre. Mais cette observation comporte de nombreuses réserves. Car la réflexion vient de la vie et elle est elle-même une forme de la vie : c'est un mauvais usage de la réflexion que de la retourner contre la vie. C'est considérer la vie elle-même dans sa démarche la plus fruste, et la réflexion dans un état d'isolement où elle semble repousser la spontanéité, alors qu'elle en éclaire la pointe. Or, non seulement la réflexion ne peut pas être détachée de la vie, mais encore elle est portée par la vie elle-même à laquelle elle donne un caractère spirituel, et qu'elle ne cesse d'affiner et de promouvoir.

18. Détachement

La réflexion se détache du monde mais pour assumer le monde en restant elle-même hors du monde.

La réflexion ne se détache elle-même ni de la conscience ni de la vie, qui sont l'une et l'autre des modes de l'activité dont la réflexion est sans doute une sorte d'usage plus personnel et plus pur. Mais si le monde est un spectacle, la réflexion ne trouve pas place dans le monde. Et même il faut dire qu'elle s'en détache et demeure elle-même hors du monde, bien qu'elle reste toujours en rapport avec le monde. Mais c'est afin précisément que ce monde puisse être assumé par elle, qu'elle puisse le justifier soit par un acte de l'intelligence qui en découvre la raison, soit par un acte du vouloir qui le prend comme matière et qui le modifie, de telle manière que la valeur puisse s'y incarner.

19. Totalité

La réflexion enveloppe la totalité du réel.

Il n'y a point d'objet, réel ou possible, qui ne puisse devenir un objet pour la réflexion. La réflexion est la mise en question de tout ce qu'il y a de déterminé dans le monde, de tout ce qui est réalisé. Par conséquent, elle est un retour vers une activité indéterminée et vers un principe de réalisation qui doit posséder un caractère d'unité, contenir en lui à la fois la potentialité et la raison de tout ce qui peut être, et qui, en même temps, doit fonder l'unité même du réel et les relations que nous pouvons établir entre toutes ses parties. La réflexion est une possibilisation du réel qui enferme en elle son unité relationnelle.

20. Intériorité

La réflexion nous sépare du phénomène pour nous rendre intérieur à ce qui est.

Quand on dit que la réflexion nous sépare du monde, c'est dans la mesure où ce monde peut être considéré lui-même comme un ensemble d'objets, c'est-à-dire de phénomènes. Mais elle ne nous en sépare que pour nous faire connaître l'être de ce phénomène. Or, elle appartient elle-même à l'être en ce sens qu'il n'y a rien en dehors de l'être et que, par conséquent, il y a un être de la réflexion comme il y a un être du phénomène lui-même, mais surtout en cet autre sens beaucoup plus profond qu'étant une activité, elle n'est point elle-même un phénomène, mais une puissance d'autoréalisation : ce qui est le caractère essentiel de l'être lui-même dont elle diffère seulement en ceci, c'est qu'au lieu d'être une activité absolue, elle suppose un donné qu'elle n'a point elle-même posé, et participe à cette activité sans parvenir jamais à l'égaler.