Créatrice

Chapitre III - Dialectique comme analyse créatrice

42. Intérêt

L'analyse commence toujours suivant une ligne d'intérêt déterminée, et se poursuit selon des lignes d'intérêt divergentes ayant pour origine chaque révélation nouvelle de l'analyse.

Il ne suffit pas de considérer toute découverte comme un effet de l'analyse. L'important, c'est de savoir comment l'analyse commence. Mais si le tout, auquel l'analyse s'attaque (dans un acte qui est un acte de participation plutôt qu'un acte de division), nous demeure toujours présent, et si tous les éléments qui le forment sont solidaires, il n'y a pas un commencement absolu valable pour toutes les consciences. Chacune d'elles suit une certaine ligne d'intérêt, au bout de laquelle l'attention détache une donnée corrélative de l'opération qui la libère. Et ce premier effet de l'analyse suscite un nouvel intérêt, qui engage l'attention dans une voie divergente ; il ne semble y avoir ici de l'arbitraire que parce qu'on ne classe pas les différents intérêts qui peuvent aiguiller le mouvement de la conscience : l'intérêt de l'implication déductive en est un, mais il y a aussi l'intérêt d'une diffusion ou d'un approfondissement émotif, d'un accroissement de puissance, etc. Pour réserver à l'un d'eux toute l'énergie de la conscience, il faut combattre tous les autres qui se trouvent toujours associés avec lui dans toutes les démarches concrètes de notre vie. L'essentiel est donc, dans l'application de la méthode, de définir exactement la ligne d'intérêt que l'on veut suivre.

43. Solidarité

Toutes les connaissances particulières forment un tout où règne une solidarité circulaire.

La réversibilité de l'analyse et de la synthèse n'est elle-même qu'un signe de la solidarité circulaire de toutes nos connaissances : chacune de ces opérations est définie par notre souci soit d'atteindre l'élément ultime (opération ou donnée) qui termine l'analyse, soit de retrouver, en partant de cet élément et en le composant avec lui-même, les effets d'une analyse moins poussée sur lesquels s'était tour à tour arrêtée notre attention avant de l'atteindre. La synthèse apparente ici n'est rien de plus que la relation établie à rebours entre les opérations successives par lesquelles l'analyse s'est poursuivie. Mais l'analyse ne poursuit pas nécessairement le simple. Toute espèce d'analyse dégage dans le réel un aspect, une perspective, dont nous savons bien que ni l'un ni l'autre ne se suffisent, bien qu'ils nous permettent également de retrouver, en le prenant comme point de départ, avec les autres aspects, toutes les autres perspectives que nous pouvons isoler à l'intérieur du réel.

44. Constitution

L'analyse ne consiste pas à séparer les parties constitutives d'un Tout, mais à les faire apparaître de telle manière que ce Tout même se constitue comme tout.

À première vue, rien de plus stérile que l'analyse, puisqu'elle consiste, semble-t-il, à isoler dans un Tout des parties qui s'y trouvent déjà. Mais en fait, il n'en est pas ainsi. L'analyse est créatrice. Et les parties ne sont présentes dans le tout qu'en puissance, et non pas en acte. Chaque opération de l'analyse est originale : elle est une invention ; elle est un produit de la liberté, et pourrait ne pas avoir lieu. L'analyse est, si l'on peut dire, l'Analyse de l'acte pur telle qu'elle est réalisée par la participation. Chacune des opérations de la participation, étant incomplète, appelle une donnée qui lui répond. Et le tout est postérieur à l'analyse, au lieu de lui être antérieur : elle contribue à le former plutôt qu'elle ne le suppose. Mais c'est un tout toujours ouvert, en ce sens que de nouvelles opérations d'analyse font apparaître en lui sans cesse de nouvelles richesses.

45. Corrélation

La corrélation entre les opérations et les données se retrouve dans l'analyse, qui est indivisiblement en nous une analyse de nos puissances et hors de nous une analyse des choses.

L'analyse est elle-même une opération de l'esprit, mais elle ne subsiste pas isolément, elle fait toujours apparaître une donnée qui en est corrélative. L'esprit, naturellement tourné vers l'objet, pense qu'une opération toujours identique fait apparaître dans le monde des choses toujours différentes. Mais en réalité les opérations de l'esprit ne sont jamais les mêmes, et elles diffèrent les unes des autres comme les données mêmes auxquelles elles s'appliquent, soit comme le pense l'empirisme, qu'elles épousent la forme de ces données, soit, comme le pense l'idéalisme, qu'elles la produisent. Mais aucune de ces deux conceptions ne peut expliquer la corrélation des opérations et des données, qui est d'une nature un peu différente : car l'opération appelle la donnée, au lieu de la supposer. Mais pourtant elle ne la crée pas, puisque la donnée exprime dans le monde cela même qui manque à l'opération. Seulement il ne faut pas croire que l'analyse porte sur un monde préexistant où elle se borne à découper des données : et même on ne peut pas se contenter de penser que ces données traduisent seulement le contour de l'opération. Car l'opération, dès qu'elle commence à s'accomplir, est elle-même l'analyse de la puissance indivisée du moi. De telle sorte que c'est l'analyse même de cette puissance qui suscite l'analyse du réel en données différentes, et qui les fait pour ainsi dire éclore, pour qu'elles viennent répondre à la diversité de nos opérations.

46. Diversité

Cette analyse fait apparaître la triple diversité des consciences, des idées et des choses.

L'analyse qui soutient toutes les autres et qui les rend possibles, c'est celle qui fait apparaître dans le monde une multiplicité de consciences différentes. Mais inversement, il faudrait dire que c'est chaque conscience particulière qui est l'instrument même de toute analyse. De telle sorte qu'elle est elle-même cause et effet de l'analyse, ce qui apparaîtra comme moins surprenant si l'on n'oublie pas qu'elle-même ne peut se constituer que par une participation du moi individuel à l'esprit pur. On peut maintenant faire correspondre la multiplicité des idées à une analyse effectuée par le moi transcendantal, la multiplicité des choses à une analyse effectuée par le moi individuel. Mais, en fait, la diversité des idées et des choses, si on retrouve dans les premières l'opération qui les pense et dans les secondes les sensations par lesquelles elles se révèlent à nous, ne fait rien de plus que traduire la corrélation de l'opération et de la donnée.

47. Universalité

La méthode n'a de sens que pour un sujet, mais il faut qu'elle puisse être pratiquée par tous les sujets.

Le propre de la méthode, c'est d'être un chemin, le chemin selon lequel un sujet se propose de parcourir, selon un ordre réglé, tous les domaines de l'être en découvrant les connexions qui les unissent. Et même on peut dire que le caractère propre de la méthode, c'est d'être une sorte de relation entre l'activité de la conscience finie et la totalité de son objet possible. Que cette relation implique une règle, c'est le signe à la fois des exigences de notre esprit et de sa subordination nécessaire au tout qu'il cherche à explorer. Cependant la méthode est toujours un choix opéré par une liberté, et même on peut concevoir que, dans la méthode, les dispositions du sujet individuel puissent entrer en considération : aussi voit-on chaque homme, contre l'avis de Descartes, adopter jusqu'à un certain point une méthode qui lui est propre. Pourtant, on entend en général par méthode des règles qui peuvent convenir non pas seulement à tel sujet, mais au sujet en général. Ou du moins on ne retient dans la méthode que des règles qui peuvent être pratiquées par tous, bien qu'il puisse appartenir à chacun de les préciser dans leur mise en application par une méthodologie individuelle.

48. Valeurs

Comme le monde sensible remplit l'intervalle entre le sujet individuel et le sujet transcendantal, et le monde des idées l'intervalle entre le sujet transcendantal et le sujet absolu, le monde des valeurs remplit l'intervalle entre le sujet individuel et le sujet absolu.

Il ne faut pas oublier que le sujet transcendantal n'est qu'un intermédiaire entre le sujet individuel et le sujet absolu. Mais l'existence n'appartient qu'à celui-ci et à celui-là. Il faut donc les mettre en rapport immédiat l'un avec l'autre, et non pas seulement par l'intermédiaire de l'idée. C'est là le rôle joué par la valeur. Dans la valeur, chaque chose, chaque pensée, chaque action s'absolutise. Elle apparaît comme l'objet d'une volonté suffisante qui se trouve, pour ainsi dire, comblée par elle. Le sujet cesse d'être un individu isolé, il n'est plus un être fini en général, c'est-à-dire un abstrait, mais il acquiert, dans le monde, en lui-même et dans son rapport avec tous les objets auxquels il s'applique, une signification qui l'élève au-dessus de lui-même, le justifie et l'éternise.

49. Foyer

Le sujet est une sorte de foyer d'où rayonnent un ensemble d'opérations en connexion mutuelle, qui doivent permettre de dériver tous les aspects de l'expérience réelle ou possible.

L'esprit s'est toujours laissé séduire par l'ambition de tirer de lui-même la représentation du monde. Et c'est la chimère de cette entreprise qui a conduit les philosophes à opposer toujours une matière à une forme. Mais cette ambition devait échouer, surtout faute d'une étude assez approfondie de la nature du sujet. Car s'il était une pure activité créatrice, on voit mal pourquoi il aurait besoin de créer un monde, et pourquoi ce monde serait tel et non pas autre, pourquoi il ne serait point l'objet d'un caprice arbitraire. Mais si le sujet comporte nécessairement une union inséparable de l'individu, de la raison et de l'esprit absolu, alors on comprend sans peine pourquoi la simple relation mutuelle entre ces trois aspects du sujet doit produire, non pas sans doute l'expérience concrète qui ne peut pas être plus déduite que l'existence même du sujet, et qui lui est corrélative, mais les conditions de possibilité de cette expérience, à l'échelle des valeurs, des concepts, ou des qualités sensibles. C'est que le sujet est un foyer d'où rayonnent une pluralité d'opérations interdépendantes qui, par leur relation mutuelle, permettent de définir les différents domaines de l'expérience.

50. Inscription

Notre inscription dans le monde ne peut être réalisée que par la distinction entre les trois modes de la subjectivité.

Il est évident que si nous n'étions rien de plus qu'une partie du monde, nous n'en pourrions rien savoir. Cette connaissance ne pourrait être acquise que par un être qui surplomberait le monde et qui ne serait plus nous-même. Or, nous embrassons le monde dans une perspective qui n'est qu'individuelle, et celui qui ne la dépasse pas s'enferme lui-même dans un idéalisme solipsiste. Mais, en même temps, nous nous pensons nous-même en tant que nous avons sur le monde une perspective individuelle, et que nous sommes par rapport au monde un centre de référence unique et privilégié : par là et en même temps nous pensons aussi les autres êtres, qui sont pour nous des centres de référence différents. Alors nous pouvons nous penser nous-même comme faisant partie d'un monde considéré non pas comme une pluralité d'objets, mais comme une pluralité de consciences. Le sujet en général exprime donc déjà l'unité du monde en tant qu'elle n'est pas rompue par la diversité des perspectives individuelles. Seulement, pour que l'unité de ce monde ne soit pas purement abstraite, il faut que toutes ces consciences réelles soient, non seulement semblables entre elles, mais encore unies dans la commune participation d'une subjectivité absolue.

51. Triple rapport

L'idée, le concept et la catégorie expriment l'opération du sujet transcendantal dans son triple rapport avec le sujet psychologique, avec le sujet absolu ou avec lui-même.

Rien de plus difficile que de distinguer le sens des trois termes : idée, concept et catégorie, que l'on confond presque toujours. L'idée est l'objet propre du sujet transcendantal, qui exprime la distance entre l'activité qu'il exerce et l'activité du sujet absolu : dans l'intervalle apparaît l'idée, par laquelle le sujet absolu révèle au sujet transcendantal l'infinité même de son acte comme une donnée qui le dépasse toujours, et qu'il n'a jamais fini d'épuiser. Mais l'idée n'est pas le concept ; celui-ci, c'est la définition ; elle n'a de sens que par rapport à l'expérience et elle exprime une construction abstraite qui se réfère, soit directement soit indirectement, à l'expérience du sujet psychologique, comme on le voit dans le concept mathématique et dans le concept empirique. La catégorie elle-même est la loi selon laquelle agit le sujet transcendantal sans me faire connaître aucun objet, idée, ni concept : elle exprime les conditions absolument générales de la participation et fournit les modes par lesquels je puis penser l'expérience. Mais un même terme peut servir à désigner une idée, un concept ou une catégorie. Il y a ainsi une idée de l'espace, que Malebranche par exemple a essayé de saisir sous le nom d'étendue intelligible, un concept mathématique de l'espace défini par des postulats, et une catégorie de l'espace qui résulte de l'acte même par lequel, pour penser l'expérience, nous sommes astreints à distinguer toujours, en fait comme en droit, des parties simultanées et extérieures les unes par rapport aux autres. Ici c'est l'activité du sujet transcendantal, qui se définit elle-même comme la liaison du sujet absolu et du sujet psychologique, qui permet à l'un de participer à l'autre. Il crée les conditions qui permettent au sujet absolu de se donner au sujet empirique comme une immense donnée dans laquelle il est lui-même situé. L'idée exprime donc l'opération du sujet transcendantal en tant qu'elle regarde vers le sujet absolu ; le concept, la même opération en tant qu'elle regarde vers l'expérience du sujet psychologique ; et la catégorie, en tant qu'elle les joint, c'est-à-dire exprime la fonction propre du sujet transcendantal dans son rapport avec lui-même.

52. Ascendante

La dialectique ascendante appelle une dialectique descendante qui est d'une autre nature et dont on ne peut pas dire qu'elle la recouvre.

La description que nous avons faite de la réflexion correspond assez bien à ce que l'on peut appeler une dialectique ascendante. Le propre de cette dialectique étant de remonter du conditionné jusqu'à ses conditions, il faut que ces conditions soient hétérogènes au conditionné. Aussi peut-on dire qu'elle remonte toujours de l'objet au sujet, et qu'il est impossible qu'elle s'élève plus haut. Elle nous a conduit, pour consommer la théorie du sujet, à distinguer entre le sujet psychologique, le sujet transcendantal et le sujet absolu en montrant quels sont les rapports qui les unissent. Mais si maintenant nous descendons, il est évident que la dialectique qui part du sujet ne peut plus recouvrir les étapes de la dialectique qui partait de l'objet. Car la dialectique ascendante cesse de s'intéresser à l'objet, elle se borne à en poser les conditions ; et en un certain sens, c'est une dialectique du sujet qui ne retient que la différence entre ses modes ou ses degrés. La dialectique descendante, au contraire, s'intéresse à l'objet ; elle est tenue de déterminer son essence. On n'est pas frappé, par conséquent, par cette objection, que la dialectique descendante serait stérile puisqu'elle n'aurait pas d'autre avantage que de nous faire retrouver ce que la dialectique ascendante nous avait déjà découvert successivement, puisque ces deux dialectiques ont chacune leur caractère original et qu'aucune d'elles ne peut tenir le rôle de l'autre. Car on dit qu'il est facile de remonter de l'objet à ses conditions, mais ces conditions étant posées, qu'est-ce qui nous autorise, sinon le fait lui-même, à déclarer que tel conditionné est en effet réalisé ? Mais le propre de la dialectique descendante, c'est précisément de nous montrer pourquoi le sujet étant ce qu'il est, sa constitution interne étant établie, il faut que le monde nous apparaisse aussi comme étant ce qu'il est. Non point qu'il apparaisse comme une suite nécessaire, un système logique bloqué qui découle impitoyablement d'un principe absolu auquel la dialectique ascendante nous aurait permis de parvenir. Ou s'il peut y avoir place dans ce système pour la contingence et la liberté, du moins cette place devra-t-elle être fixée. En réalité, nous savons bien que la dialectique ascendante tout entière n'est faite que pour préparer une dialectique descendante. Tel est le sens naturel de toutes les demandes d'explication que nous formulons ; et nous nous intéressons moins à la manière dont les choses peuvent être réduites qu'à la manière dont elles peuvent être produites.

53. Descendante

La dialectique descendante prend comme point de départ l'activité constitutive du sujet en la définissant comme une participation.

Il n'est pas nécessaire de prendre comme origine de la dialectique descendante la distinction que la réflexion a établie entre le sujet psychologique, le sujet transcendantal et le sujet absolu, bien que ces distinctions doivent se retrouver dans le détail de l'analyse. Au point où nous en sommes, il suffit de définir la conscience comme réalisant la participation du sujet psychologique au sujet absolu par le moyen du sujet transcendantal. Le sujet transcendantal appartient par conséquent lui-même au monde de la participation. La dialectique descendante va donc avoir pour objet de suivre les différentes étapes selon lesquelles la participation pourra se réaliser. On pourra distinguer d'une part des conditions de possibilité abstraites que l'on peut appeler les catégories, et d'autre part les objets réels dont elle détermine pour nous l'apparition et qui offrent pour ainsi dire un contenu soit à la pensée, soit au vouloir.

54. Opération

L'activité de participation s'exprime d'abord sous la forme d'une distinction entre l'opération et la donnée.

Du moment que l'activité de la conscience est définie comme une activité de participation et que pourtant cette activité est elle-même indivisée, il est inévitable qu'une séparation s'introduise en elle entre l'opération qu'elle accomplit en effet et ce qui la déborde, qui, étant opération dans le sujet absolu, ne peut se manifester, dans le sujet transcendantal ou dans le sujet psychologique, que sous la forme d'une donnée en rapport avec cette opération : comme on le voit quand on considère soit les idées, soit les choses.

Telle est la distinction fondamentale par laquelle la conscience se définit et que l'on doit retrouver dans toutes ses opérations. C'est quand elle est surmontée que se produit la découverte. Ce qui n'est pas un retour à l'indivision, puisque dans la découverte nous aurons affaire à une correspondance déterminée entre l'opération et la donnée, au lieu qu'antérieurement à leur division, elle n'était rien encore, ce qui montre assez que, si la dialectique est une analyse, c'est du moins une analyse créatrice. Le caractère original de cette distinction, c'est de permettre au moi lui-même de se constituer par un rapport entre les deux termes qui fonde sa liberté, bien que, dans son opération, il n'y ait rien qu'il ne puise au-dessus de lui, et rien, dans la donnée, qu'il soit capable de créer de toutes pièces et qu'il ne semble recevoir du monde.

55. Possibilité

Dans la même opération une distinction peut être établie sur le plan logique entre la possibilité et la réalité.

Cette distinction entre l'opération et la donnée se présente sous une autre forme quand on se place au point de vue logique. Alors nous pouvons dire du monde des données qu'il est un monde réel. Et l'opération exprimera seulement par rapport au réel sa possibilité. Les notions ici se présentent, d'ailleurs, sous une forme complexe, et un grand nombre de relations s'y trouvent en quelque sorte imbriquées : une chose nous paraît réelle quand, en elle, nous considérons la donnée de préférence à l'opération, et possible quand nous fixons le regard sur l'opération plutôt que sur la donnée. C'est ainsi que l'idée est une réalité par rapport à l'acte de l'entendement qui en exprime la possibilité, mais que, si nous la considérons, sous sa forme globale, comme un acte de pensée, elle est un possible par rapport à la chose elle-même, que l'on peut considérer comme l'objet d'un tel acte. Il n'y a point jusqu'au sujet psychologique qu'il ne faille considérer comme réel si l'on regarde son contenu auquel notre attention s'applique, et comme possible si on le met en rapport avec quelque changement physique qu'il prépare ou qu'il traduit. Ainsi se justifie cette idée que le possible et le réel sont l'un et l'autre des modes de l'être, ou, comme on le dit aujourd'hui, des régions ou des domaines de l'être, loin que le possible soit antérieur à l'être et le détermine, comme une sorte de degré intermédiaire entre l'être et le néant. Mais cet intermédiaire n'est rien. Le problème du rapport entre le réel et le possible porte sur le rapport entre deux modes de l'être, et les critiques symétriques de Bergson contre la conception classique de l'être et du possible doivent être admises sans restrictions : à savoir que le néant, c'est l'être raturé, et le possible, le réel mis en question, dans les deux cas des idées qui font également partie du domaine de l'être.

56. Spectacle

Dans l'opération une distinction doit être établie sur le plan psychologique entre son aspect spectaculaire par lequel elle appréhende la donnée en tant que donnée et son aspect créateur par lequel elle contribue à le produire ou du moins à le modifier, c'est-à-dire entre l'entendement et la volonté.

L'opération demeure toujours en corrélation avec la donnée. Mais cela est possible de deux manières. Car la donnée exige d'être appréhendée en tant que donnée : alors, nous avons affaire à toutes les opérations de l'entendement en prenant cette expression au sens large, c'est-à-dire en l'étendant de la perception la plus élémentaire à la pensée la plus abstraite (ceci est indépendant du détail de l'opération, qui peut n'aboutir à la présentation du spectacle que grâce à un jeu de conventions ou de constructions qu'elle y incorpore d'une certaine manière). Et cette opération est elle-même voulue, puisque l'attention est peut-être son acte essentiel. Mais la volonté ne se réduit pas à la création du spectacle ; cette donnée nous demeurerait extérieure et hétérogène si elle n'était que contemplée. Il faut encore que nous puissions la rendre nôtre en lui imposant notre marque — non pas que nous puissions la créer de toutes pièces (car si nous avions ce pouvoir, nous n'aurions pas besoin de la créer et il n'y aurait pas pour nous de donnée), mais en la modifiant : ce qui est le rôle propre de la volonté. Partout où elle agit, elle change la face du monde ; et c'est parce qu'elle est limitée qu'elle ne peut pas agir autrement ; mais elle n'agirait pas si ce monde ne lui était pas connu d'abord par l'entendement. L'opposition de l'entendement et de la volonté correspond à la distinction entre le monde, en tant qu'il n'est pas notre œuvre et que nous pouvons seulement nous le représenter parce qu'il exprime la disproportion de notre activité propre et de l'activité créatrice, et le monde en tant qu'au lieu d'exister sans nous, il dépend de nous pourtant et subit sans cesse notre action.

57. Vouloir

L'action du vouloir s'étend sur le monde des choses et non pas sur le monde des idées, mais pour imposer précisément au monde sensible la marque de l'idée.

Les idées, exprimant la relation du sujet transcendantal et du sujet absolu, surpassent nécessairement l'activité volontaire qui, dans le sujet transcendantal, exprime sa relation avec le sujet psychologique. La volonté sans doute nous enracine dans l'être et nous fait d'abord l'auteur de notre être propre par une sorte de rapport avec l'absolu que nous ne pouvons pas trouver au même degré dans l'intelligence, puisqu'elle est représentative de l'être en tant qu'il n'est pas nous : telle est la différence entre contempler et agir. Mais s'il y a plus de profondeur ontologique dans l'engagement volontaire, il y a plus de hauteur dans l'objet auquel s'attache la contemplation. Car la volonté incarne l'absolu, tandis que la contemplation le regarde. Telle est la raison pour laquelle la volonté est toujours tournée vers le monde sensible, dans lequel elle est astreinte à prendre place. Elle n'agit donc pas sur le monde des idées, bien que ce soit en lui qu'elle puise tous ses motifs d'action. Et comme le monde sensible exprime précisément l'aspect le plus concret et le plus individuel du monde mais aussi le plus limité, il est évident que c'est à lui qu'elle doit s'attacher et qu'en vertu de son origine même, elle ne peut que le relever et chercher à lui imposer la marque de l'idée. Mais l'esprit agit cependant tout entier dans chacune des régions de l'être, et telle est la raison pour laquelle la contemplation, elle aussi, cherche à relever le sensible jusqu'au niveau de l'idée : c'est alors la contemplation proprement esthétique.

58. Conversion

L'opposition du possible et du réel permet une conversion réciproque de chacun de ces deux termes dans l'autre, qui coïncide avec la distinction de l'entendement et du vouloir.

L'opposition du possible et du réel permet d'établir à l'intérieur du sujet une circulation dont on peut dire qu'elle est sa vie elle-même, considérée dans ses rapports avec le monde. Il y a en effet entre le possible et le réel une double conversion, telle que, si nous partons du réel, c'est le possible que nous cherchons à atteindre. C'est au moment de l'atteindre que nous disons que nous le pensons : telle est en effet la fonction propre de l'entendement. Inversement, nous ne pouvons pas mettre en question le réel autrement que par le possible, et alors c'est de ce possible que nous partons pour essayer de le réaliser : telle est en effet la fonction propre de la volonté. Nous ne pouvons ni les confondre, ni les séparer. Et l'on peut dire que nous ne remontons du réel à sa possibilité (c'est-à-dire nous ne le pensons) qu'afin précisément de pouvoir agir sur lui, et, en contribuant à le produire, nous produire aussi nous-même.

59. Double

Il est inévitable que la méthode suive ce double mouvement, et, par conséquent, qu'elle soit à la fois une méthode de la connaissance et une méthode de la pratique.

Au point où nous sommes parvenus, et bien que la méthode philosophique soit une méthode proprement théorique, nous pouvons dire qu'elle enveloppe en elle à la fois les problèmes de la connaissance et les problèmes de la conduite. Une méthode pour penser est une méthode pour agir. Une méthode d'action est aussi une certaine méthode de pensée. C'est que ces deux problèmes sont inséparables. D'abord, on peut dire que la connaissance enveloppe en elle le vouloir qui ne peut prendre place dans la dialectique que par elle, mais aussi que la connaissance suppose le vouloir et ne s'exerce que grâce à lui. Mais il y a plus : la connaissance et le vouloir nous montrent les deux aspects complémentaires par lesquels la participation se réalise ; ce qui manque à l'un, c'est l'autre qui le lui donne ; nous contemplons ce qui dépasse notre vouloir, nous voulons cet être de nous-même et du monde et des rapports de nous-même et du monde, que la pure contemplation est incapable de nous donner. Et c'est pour cela qu'à chacune des étapes de la dialectique, nous avons à définir l'indépendance relative et les modes de connexion entre l'entendement et le vouloir.

60. Modalités

La distinction entre les trois modalités du sujet se réalise par la participation, qui implique une double opposition de l'opération et de la donnée, et de la possibilité et de la réalité.

Si le « je » n'est qu'un médiateur entre le « moi » et le « soi », on comprend sans peine que la distinction des trois modes du sujet soit destinée uniquement à justifier la participation de l'être individuel à l'être absolu. Si on réduit la participation à deux termes, elle implique un participant et un participé. Le participant, c'est l'opération même par laquelle la participation se réalise : elle se produit toujours à l'échelle du « je » ; quant au participé, il est acte au niveau du sujet absolu, et il est donnée au niveau du sujet individuel. C'est pour cela encore que la participation, en tant que telle, suppose toujours l'opposition entre une opération et une donnée. Mais de la même manière on dira qu'elle suppose toujours une opposition entre la possibilité et la réalité, que la possibilité se livrera toujours au niveau du « je », et qu'au-delà de la possibilité, il y a l'absolu qui est l'être où elle puise, comme il y a l'actualisation de cette possibilité dans l'individu, qui constitue la réalité.

61. Possibilisation

La réflexion n'est rien de plus que la possibilisation du réel.

Il est évident que la réflexion est l'acte par lequel le sujet prend possession de lui-même, c'est-à-dire de sa subjectivité, et de l'activité qui lui est propre, en entendant par là une activité que le moi peut dire sienne, c'est-à-dire dans laquelle il ne subsiste aucun élément passif ou étranger, qu'il pénètre tout entière et qu'il peut justifier par des raisons. Or cette activité se découvre et conquiert son indépendance en se séparant du réel tel qu'il lui est donné, ce qui ne veut pas dire en se séparant de l'Être. Mais en s'en séparant, elle lui demeure liée. A l'égard du réel qu'elle met en question, elle peut se définir comme une possibilité. Et puisqu'elle ne connaît rien de plus que ce réel dont, pourtant, elle se sépare, mais qu'elle peut penser et penser autre qu'il n'est, elle est, si l'on peut dire, la possibilisation de tout le réel. Ce qui s'étend singulièrement au-delà du réel tel qu'il nous est donné. Mais quand on dit que, dans cet acte même, le sujet n'est pas étranger à l'être, ce serait refuser non seulement de lui donner tout contenu, mais l'empêcher de subsister même comme être formel, si on voulait le définir autrement que comme la possibilisation de tous les objets possibles.

62. Dessein

La possibilisation du réel ne peut être dissociée du dessein que j'ai sur le réel et qui ne peut pas consister seulement à retrouver à partir du possible le réel que l'on a quitté, mais à porter un jugement sur le réel et à le modifier.

On pourrait supposer que je suis absorbé par la présence même d'une réalité et par ma propre réalité telle qu'elle est donnée, ou que je me contente de me laisser porter par elle sans parvenir à m'en affranchir. C'est là ce qui se produit dans l'existence purement spontanée, antérieure à l'exercice de la réflexion. L'acte de la réflexion est l'acte même de ma liberté. Il faut cependant pour qu'elle s'exerce que je trouve dans les conditions mêmes de mon existence spontanée une occasion qui lui permette d'entrer en jeu ou qui me permette seulement d'en prendre conscience. Faut-il dire que c'est l'insatisfaction que je ressens devant la réalité telle qu'elle est donnée ? Mais cette insatisfaction n'est elle-même qu'un signe de la présence, en moi, d'une activité qui dépasse le donné, et qui, précisément parce qu'elle porte en elle l'infini, est capable de s'en séparer, de lui demander ses titres à l'existence et de le modifier pour chercher en lui un témoignage toujours plus parfait.

63. Régions

Dans la totalité de l'être le réel et le possible fournissent seulement des régions différentes.

La dissociation du réel et du possible, qui est l'acte propre de la réflexion, ne nous fait pas quitter le domaine de l'être, mais elle se produit à l'intérieur de ce domaine lui-même. Car le possible n'est pas rien, il est un être de pensée. Et si l'on allègue qu'il faut distinguer encore entre la pensée actuelle et la pensée possible, de telle sorte qu'il y aurait l'actualité de la pensée, en tant qu'elle est la possibilité du réel, et la possibilité de telle pensée, en tant qu'elle n'a elle-même aucune actualité, on répondra que le propre de la pensée actuelle, c'est de contenir en elle tous les possibles, bien qu'ils ne soient pas actualisés tous à la fois dans la conscience psychologique, de telle sorte qu'il ne faut pas distinguer entre le possible pensé et le possible qui ne l'est pas, mais qui pourrait l'être, car dans la pensée actuelle il possède lui-même une actualité d'implication, bien qu'elle ne soit pas analysée. De telle sorte que, dans la totalité de l'être, le réel et le possible fournissent seulement des régions distinctes, qui expriment non seulement l'opposition entre le pensé et le donné, mais encore entre l'infinité de la pensée considérée dans son acte indivisé et tous les objets particuliers auxquels elle peut s'appliquer, qu'il s'agisse d'idées ou de choses.

64. Efficacité

Le possible ne possède par lui-même aucune efficacité, sinon par la volonté qui s'en empare et le réalise.

La tendance objectiviste de la pensée nous incline à considérer le possible comme ayant une subsistance propre, comme les choses séparées que nous situons dans l'espace. Mais le possible ne peut jamais être séparé de l'acte qui le pose comme possible. C'est même la raison pour laquelle la possibilité est le mode d'existence propre à la conscience et à ses opérations. Et le possible exprime l'unité même de l'esprit dans sa double fonction intellectuelle et volitive, puisque le poser comme possible, c'est le poser comme pensé, ou comme susceptible de l'être (le possible, c'est le pensable), mais c'est le poser en même temps comme susceptible de se réaliser si certaines conditions se trouvent données, en particulier s'il est lui-même voulu. De telle sorte que le terme de possible implique toujours une référence à une certaine corrélation entre la pensée et le vouloir.

65. Régression

La régression du moi individuel vers le moi transcendantal nous permet de passer de la réalité à la possibilité, mais la régression du moi transcendantal au moi absolu nous oblige à passer de la possibilité à la valeur.

C'est seulement la régression du moi individuel au moi transcendantal qui me permet de passer de la réalité telle qu'elle est donnée à la possibilité de cette réalité, c'est-à-dire à la pensée et au vouloir. Et, de fait, le sujet en général détermine les conditions sans lesquelles aucun sujet individuel, aucun objet particulier dans l'expérience de ce sujet, ne pourraient être réalisés. Seulement, il y faut encore l'acte qui les réalise, qui nous permette de passer de la possibilité de l'expérience à son actualité. Cet acte n'est possible qu'à condition que nous remontions jusqu'au principe suprême de l'existence et de la possibilité, c'est-à-dire jusqu'au sujet absolu. Le rapport du sujet en général qui est un sujet abstrait, au sujet absolu, qui est la source concrète de tout ce qui est et de tout ce qui peut être, nous permet de passer de la possibilité à la valeur, qui est la relation de chaque chose avec l'absolu. Et la découverte de la valeur nous oblige, non seulement à établir un ordre entre les possibilités, mais à passer de la possibilité à la réalité. Ainsi l'action même du sujet individuel se trouve suspendue, par l'intermédiaire du sujet en général et de la possibilité, à l'existence du sujet absolu.

66. Temps

Toute méthode est indivisiblement régressive et progressive : elle s'exerce dans le temps et abolit le temps.

Il semble que le propre de toute explication, ce soit de partir d'un donné et de remonter, non pas proprement aux conditions dont il dépend, mais à l'acte purement intérieur ou spirituel qui lui donne un sens, et dont il est à la fois la limite et l'effet. Pourtant c'est l'exercice même d'un tel acte, l'initiative dont il fait preuve, sa direction et, si l'on peut dire, son caractère original par rapport à tous les autres actes réels ou possibles, qui doivent expliquer l'apparition de cette donnée parmi toutes les autres, étant bien entendu que, comme toutes les données sont solidaires les unes des autres et ne subsistent pas isolément, de même toute opération que nous pouvons accomplir est incapable de se suffire et évoque toutes les autres opérations réelles et possibles qui achèvent, pour ainsi dire, d'exprimer l'efficacité infinie dont l'acte nous donne, sur un point, un témoignage particulier. Il faut donc qu'il y ait une méthode progressive, que la méthode régressive appelle, et même qu'elle implique pour avoir elle-même une vertu explicative ; mais, bien que ces deux méthodes se poursuivent l'une et l'autre dans le temps, c'est dans une direction inverse ; de telle sorte que la possibilité même de superposer ainsi l'ordre du connaître et l'ordre de l'être équivaut à une abolition du temps dans une sorte de substance éternelle, où l'être et le connaître s'identifient.

67. Offerte

La possibilité nous est toujours offerte, bien que ce soit à nous qu'il appartienne de la reconnaître comme possibilité avant même de l'actualiser.

La possibilité est toujours considérée comme la condition et la limite de mon activité, de telle sorte qu'il s'agit seulement pour le sujet de la reconnaître avant de l'actualiser. A cet égard la possibilité donne des moyens à l'activité, mais elle en constitue aussi la limite. Cependant cette conception n'est pas sans danger. Elle semble impliquer que la possibilité est une chose toujours en rapport avec une existence, elle-même définie d'une certaine manière, unie à elle par un rapport sur lequel nous n'avons pas de prise. Or les choses ne se passent pas tout à fait ainsi. Car il y a dans l'Acte pur toutes les possibilités. Et l'on peut dire qu'elles sont mises à la disposition du sujet transcendantal. Mais il dépendra de lui de les faire apparaître comme des possibilités distinctes, pour permettre au sujet individuel, en les actualisant, de constituer sa propre expérience de lui-même et du monde. Et ces possibilités paraîtront créées par lui, parce qu'elles n'avaient pas avant lui d'existence séparée. Cette observation peut être faite à tous les niveaux de la conscience. Car nous ne cessons, nous aussi, d'éprouver en nous la présence d'une possibilité indéterminée que nous essayons toujours de diviser en possibilités particulières. Le propre de notre nature individuelle, c'est par la limitation qui lui est propre, et les habitudes ou les états déjà constitués en elle, de ne s'ouvrir qu'à quelques-unes de ces possibilités que le sujet transcendantal cherche toujours à lui tendre. Mais, en droit, nous pouvons dire qu'aucune nature ne se trouve si étroitement emprisonnée en elle-même, qu'elle ne puisse s'en délivrer par quelque rencontre ou suggestion heureuse capable de l'élargir au-delà de toute espérance.

68. Actualité

Mon actualité c'est l'actualité de ma propre possibilité qui est la possibilité de moi-même et du Tout.

Quand on cherche en quoi consiste l'existence de mon propre moi, on ne peut la réduire ni à celle de mon corps, ni à celle de mes propres états, ni même des tendances ou des habitudes qui constituent ma propre nature et s'imposent à moi malgré moi. Le moi ne continue à mériter ce nom qu'aussi longtemps qu'il est encore une possibilité capable de s'actualiser, et de dépasser par conséquent toutes ces formations qui sont des possibilités déjà réalisées. Ma véritable actualité, c'est la possibilité de moi-même ; elle n'est point indéterminée, puisqu'elle est pour ainsi dire orientée et déjà engagée, même si c'est d'elle que je cherche à m'affranchir, par tout ce qui en elle s'est déjà transformé en nature. Pourtant un certain chemin s'ouvre pour moi, à partir de ce que je suis, vers les possibilités mêmes qui me sont immédiatement offertes : ma situation dans le monde, l'ordre des événements dans le temps, vont me permettre de les reconnaître, d'établir entre elles un ordre d'urgence dans leur actualisation. Mais la participation cesserait, je ne serais plus uni à l'acte absolu par l'intermédiaire du sujet transcendantal, je ne ferais pas moi-même partie du monde, si toutes les possibilités ne m'étaient pas de quelque manière présentes, de telle sorte que je dois me définir indivisiblement comme la possibilité du Tout, et comme la possibilité de moi-même.

69. Renversement

Il y a un renversement caractéristique dans la formation de l'idée de possibilité, qui comporte d'abord une réduction du réel comme tel au possible, et, pour ainsi dire, un chemin qui remonte du moi individuel au moi transcendantal, pour devenir ensuite un chemin dans lequel la possibilité est l'effet d'une sorte d'analyse de l'acte pur, afin précisément qu'elle puisse être actualisée par le sujet individuel.

La possibilité peut être considérée sous deux aspects différents : car elle exprime d'abord une réduction du donné à une opération de l'esprit, c'est-à-dire un passage du moi individuel au moi transcendantal. Mais comment cette conversion du donné en réel peut-elle se produire ? Il est évident qu'elle suppose un retour au sujet absolu en tant qu'il est la source réelle de tout ce qui est et de tout ce qui peut être. Le rôle du sujet transcendantal est seulement de le médiatiser, afin de permettre au moi de l'actualiser dans un sujet individuel. Et cela n'est possible que par une sorte d'élection en vertu de laquelle le sujet transcendantal emprunte sans cesse au sujet absolu les possibilités qui sont en rapport avec les exigences ou les sollicitations issues du sujet individuel, soit pour expliquer ce qui lui est donné, soit pour le modifier, à l'intérieur de certaines circonstances dérivées de sa situation.

70. Participation

Il y a un autre renversement caractéristique de la participation qui fait que l'Acte absolu ne peut être considéré comme un faisceau infini de possibilités que par rapport à moi qui y participe, mais qu'en lui-même il est efficacité pure ou actualité indivisée, de telle sorte que par rapport à lui, ce sont les sujets individuels et les choses particulières qui seront des possibilités qui, à ce niveau, auront toujours besoin d'être séparées, afin d'être elles-mêmes séparément actualisées.

Mais l'on peut dire que la théorie de la conscience et la communication qui s'établit entre les trois aspects du sujet sont elles-mêmes subordonnées à une conception ambiguë de la possibilité, ou même à un renversement de cette notion, selon que l'on considère le rapport du sujet individuel avec le sujet absolu, ou du sujet absolu avec le sujet individuel. Il n'y a de possibilité qu'au niveau du sujet transcendantal, mais cette possibilité est fournie par le sujet absolu, et elle n'a de sens que pour le sujet individuel. Dès lors, le sujet absolu dans la perspective du sujet individuel devient un faisceau infini de possibilités, qui lui sont toujours proposées à lui-même et qui ne lui manquent jamais, bien qu'il ne cesse de leur manquer. Mais si nous considérons le sujet absolu en lui-même, il est acte et il n'y a en lui aucune possibilité séparée : celles-ci n'interviennent que quand la participation commence. Aussi peut-on dire qu'à l'égard du moi absolu, le moi individuel lui-même n'est qu'une possibilité, dont l'actualisation, à laquelle il fournit son efficacité propre, lui est elle-même laissée.

71. Création

La création du monde c'est la création des différentes consciences.

Quand on parle de la création, on entend souvent qu'elle porte sur l'univers des objets. Toutefois aucun objet n'a de sens que pour un sujet, pour une conscience qui le perçoit hors d'elle, bien que par rapport à elle. De telle sorte que, non seulement il y a solidarité entre l'objet perçu et le sujet percevant, mais qu'encore il y a primauté du sujet percevant par rapport à l'objet perçu qui exprime toujours ce qui, dans le tout de l'être, limite sa propre opération, mais en même temps l'achève et lui répond. La création des consciences apparaît donc comme la condition même de la création du monde des objets et non point l'inverse, d'une part parce que les consciences sont des êtres dont les objets sont des phénomènes, ensuite parce que le monde des objets est le moyen par lequel les différentes consciences se distinguent les unes des autres et pourtant communiquent. Mais la création elle-même n'est rien de plus qu'une participation toujours offerte, et telle que, le propre de l'acte infini étant non pas de se suffire, mais de se donner, et même de se donner infiniment, ce don, pour être le don de lui-même, c'est-à-dire celui d'un acte et non point d'une chose, ne peut être que celui d'une possibilité que chaque être actualise, en devenant ainsi, dans le passage de la possibilité à l'actualité, le créateur de lui-même : ce qui est la définition même d'une conscience. Le monde exprimera toutes les conditions qui doivent être réunies pour que cette possibilité puisse se former, mais une fois qu'elles le sont, sa prise de possession, l'usage que nous en pouvons faire, expriment une sorte de rapport réciproque à l'intérieur de la participation entre l'absolu de l'acte pur et l'absolu de notre acte libre, le premier étant le fondement de l'autre, et le second sa mise en œuvre en nous et par nous.

La virtualité elle-même a un triple rapport avec l'infini. Tout d'abord elle est une détermination d'une puissance infinie : et nous savons bien, comme Bergson l'a montré dans des textes célèbres, que cette détermination ne se réalise que rétrospectivement et par référence à une existence réelle, dont il a fallu d'abord avoir l'expérience. Mais cette possibilité ainsi déterminée n'est point pourtant la virtualité de cette existence particulière à l'exclusion de toute autre ; elle est la virtualité d'une infinité d'existences semblables qui pourront être reproduites, mais qui ne sont pas pourtant exactement semblables, la virtualité fournissant seulement une sorte de schéma qui devra recevoir chaque fois une forme individuelle et unique, selon les circonstances de temps et de lieu. De telle sorte que cette virtualité infiniment disponible, et qui est pour ainsi dire une infinité d'extension, devra se réaliser chaque fois dans un individu concret, portant en lui une infinité d'expansion : deux formes d'infinité inséparables et qui se compensent.