Présence

Chapitre II - Découverte et présence

22. Description

Il s'agit moins de construire le monde que de le décrire.

On a pensé pendant longtemps que l'on ne pouvait comprendre que ce que l'on était capable de construire. En cela consiste l'ambition même de l'idéalisme. Le donné nous est imposé, et comme tel il semble inintelligible. Mais le construit est notre œuvre : en lui, c'est nous-même que nous retrouvons. Dès lors, il semble que le propre de la méthode et le succès même de la découverte consistent dans la conversion du donné en construit. Mais cette réduction du réel à une construction de l'esprit serait sans doute d'une grande vanité : elle nous donnerait une satisfaction d'amour-propre, mais en laissant l'esprit dans une sorte de solitude désespérée. L'esprit, à supposer qu'il pût tout construire, ne se construit pas lui-même. Ce serait en faire un objet. Il se découvre dans l'acte éternel qui le fait être, mais qui n'est pas une construction dans laquelle il serait à la fois le construisant et le construit, mais une sorte de renouvellement indéfini de sa propre présence à lui-même ; même s'il construisait tout ce qui peut devenir l'objet de son expérience, tout ce qui présente pour nous une valeur réelle, notre propre existence comme sujet, l'existence des autres sujets ou du sujet absolu, ne peuvent pas être construits. Et pourtant nous pouvons les poser par une démarche originale de notre esprit qui nous permet, si l'on peut dire, d'en rencontrer la présence.

23. Corrélation

Tout acte appelle et implique une donnée corrélative.

C'est seulement dans l'acte de la conscience que nous sommes sûrs de tenir l'absolu, puisque cet acte est à lui-même sa propre origine et qu'il n'y a rien derrière lui dont il puisse être l'image imparfaite. Mais cet acte ne se suffit pas pourtant à lui-même. Il est engagé dans le temps : il tend vers une fin qui est autre que lui-même, sans quoi elle ne lui apporterait rien. Il est avide d'une possession. Par conséquent, on peut dire que tout acte appelle une donnée qui lui est corrélative. Il n'y a pas d'acte de connaissance qui n'exige d'être la connaissance de quelque chose. Le désir, le vouloir aspirent également vers un bien dont on peut penser qu'ils se le donnent, mais qui, en réalité, leur vient par le dehors. L'amour implique la présence d'un autre être qui nous rend cet amour. Et c'est dans ce rapport entre une opération que nous accomplissons et une donnée qu'elle évoque, et qui lui répond plutôt qu'elle ne la produit, que réside tout l'effort de la dialectique.

24. Donnée

La donnée est à la fois un point de départ et un point d'arrivée.

Il ne faut pas rabaisser la valeur de cette donnée que la philosophie, depuis Platon, a presque toujours considérée comme un écran entre la vérité et nous, qu'il s'agit pour nous de traverser et d'éliminer. C'est qu'on la considère seulement comme le point de départ de ce mouvement de l'esprit qui la dépasse et substitue graduellement sa propre activité à la passivité initiale. Mais :

1° La donnée au moment même où elle s'offre d'abord à nous n'est pas pauvre et misérable, comme on le dit souvent. Elle possède une abondance et une épaisseur concrètes que nous ne parvenons jamais à embrasser ni à épuiser. Nous n'y réussirions précisément que si nous étions capables de remonter jusqu'à l'acte même de l'esprit qui s'en empare et qui la fait sienne ;

2° On peut donc regarder aussi la donnée comme un point d'arrivée, comme ce que cherche précisément l'opération et qu'elle ne parvient pas toujours à rencontrer. De telle sorte que nous souffrons également de deux maux, d'abord de l'impossibilité de nous élever de la donnée jusqu'à l'acte qui la pénètre et nous permet d'en prendre possession comme donnée, ensuite de l'impossibilité, en partant de l'opération, de découvrir la donnée qui lui répond et qui la comble. C'est cet ajustement qui constitue le succès de la méthode, et de toutes les démarches de la connaissance et de la conduite.

25. Don

La donnée est à la fois un don et un enrichissement.

La présence même de la donnée permet à la conscience de sortir d'elle-même, sans rompre sa propre intériorité. On dit toujours que l'effort de la pensée, c'est d'intérioriser le réel ; mais l'intérioriser, c'est le mettre en rapport avec nous, ce n'est pas l'abolir. Si toute donnée était notre œuvre, notre création propre, alors nous serions cloîtrés en nous-mêmes, il n'y aurait pas d'autre existence que celle de notre moi. On n'évite pas cette conséquence en disant que tout devient intérieur à l'esprit, mais non pas à notre propre esprit, car le rôle de la donnée est précisément de nous permettre d'opérer une distinction entre les deux termes. Mais dès qu'il y a une donnée, il y a pour nous un dehors avec lequel nous avons quelque communication, et c'est pour cela que l'on peut dire que la donnée, loin d'être pour nous un obstacle et une limitation, est pour nous un enrichissement et un don.

26. Correspondance

L'analyse des correspondances réglées entre l'opération et la donnée constitue tout l'objet de la dialectique.

La difficulté, c'est de montrer comment peut s'établir une correspondance réglée entre l'opération et la donnée ; mais c'est là précisément tout l'objet de la dialectique. Nous avons affaire ici à des lois subtiles, qui sont comparables en un sens à ce qu'est en physique la loi de l'action et de la réaction. Nul ne doute que ce que je vois dans le monde soit toujours en rapport d'une certaine manière avec l'attention qui s'y applique, que le succès que j'obtiens ne soit de quelque manière en rapport avec mon intention, que la conduite des autres hommes à mon égard ne soit en rapport avec la mienne. Toutefois ces rapports ne sont pas aussi simples qu'on pourrait le croire : ils ne se réduisent pas à une sorte d'égalité entre la cause et l'effet. Ou du moins la donnée qui vient répondre à l'opération répond à la réalité profonde de cette opération, plutôt qu'à la conscience même que j'en ai (car cette conscience est toujours impure comme l'opération elle-même et elle ne s'exerce jamais que dans la relation même de cette opération avec une donnée déjà présente). Et il y a toujours dans la donnée une infinité latente qui surpasse l'opération et qu'elle ne parviendra jamais ni à actualiser, ni à réduire.

27. Modes

L'on peut distinguer trois principaux modes de correspondance.

Quand on étudie la découverte, on s'aperçoit donc qu'elle réside dans une coïncidence exacte entre l'opération et la donnée. C'est cette coïncidence qu'il faudrait définir. Elle prend sans doute des formes différentes selon la nature différente des opérations que la conscience est capable d'accomplir. Si l'on reprenait la distinction classique de la forme et de la matière, il semble qu'elle pourrait être définie comme un creux qui se trouverait tout à coup comblé. Cette définition conviendrait également bien à la découverte mathématique où la solution viendrait satisfaire exactement aux exigences du problème, et à l'objet du désir qui, au moment où il est atteint, le remplit, comme s'il n'était lui-même que la conscience d'un manque. Mais toutes les opérations de la conscience participent en quelque sorte de la nature du désir. Toutefois cette forme elle-même n'est pas, comme on le croit, un contour rigide qui attend d'un objet préexistant qu'il vienne, pour ainsi dire, l'épouser. C'est pour cela que les expressions de matière et de forme doivent être abandonnées. La forme est un acte, mais un acte qui ne se suffit pas, parce qu'il ne peut pas de lui-même s'achever. Il est lui-même déterminé de quelque manière, au moins dans sa potentialité, sans quoi il ne se distinguerait pas de l'acte pur ; c'est dans l'actualité de la donnée qu'il trouve le moyen de se réaliser, c'est en elle qu'il se reconnaît lui-même, au moment où elle lui donne la possession de ce vers quoi il tend. Et l'on peut sans doute distinguer à cet égard trois sortes de rapport entre l'opération et la donnée, selon que : 1° comme dans les opérations mathématiques, qui ont un caractère abstrait, la donnée ne se distingue de l'opération que comme l'opérant de l'opéré (avec des réserves toutefois, car l'opéré n'est jamais le dernier terme de l'opération) ; 2° ou, comme dans les opérations que nous faisons sur les choses, nous ne puissions pas dépasser les actions de surface qui consistent dans leur composition mutuelle, bien que les effets, et même en un certain sens les lois que nous devons respecter en les composant, s'imposent à nous plutôt que nous n'en sommes maîtres ; 3° enfin, nous avons affaire à des opérations qui intéressent les autres êtres, et où la réaction qu'elles produisent, bien que toujours appelée par la nôtre, dépend de leur initiative et évoque des rapports fort subtils, que chacun pressent, mais que l'on n'a point jusqu'ici étudiés d'une manière systématique.

28. Solidarité

Ces trois modes de correspondance sont d'autre part toujours solidaires.

Ces trois espèces de correspondances ne sont pas pourtant sans rapport l'une avec l'autre. La troisième, qui est la plus obscure, est pourtant la clef des deux autres. Car on peut bien dire que les relations mathématiques n'ont de sens que dans la mesure où elles permettent les relations entre les choses physiques. Et celles-ci à leur tour ne peuvent pas se suffire, si l'on suppose que les objets physiques, non seulement dans leur forme extérieure et apparente, sont seulement des témoins entre les différentes consciences auxquelles ils permettent à la fois de se séparer et de s'unir, mais encore, dans leur constitution la plus profonde, fournissent au corps vivant à la fois le milieu et la matière sans lesquels il ne pourrait pas subsister, de telle sorte qu'ils nous renvoient toujours vers une autre conscience avec laquelle ils nous permettent de communiquer, soit directement soit indirectement, soit par le spectacle qu'ils fournissent à toutes, soit par l'instrument même qu'ils assurent à chacune d'elles pour qu'elle puisse subsister.

29. Voie moyenne

La méthode emprunte une voie moyenne entre la construction et la description.

On imagine tantôt que la méthode consiste dans une simple description du donné, tantôt dans une construction qui, étant assez poussée, devrait se substituer au donné, tantôt dans une rencontre entre le construit et le donné qui viennent s'étreindre ou se recouvrir par une sorte de hasard miraculeux. Quand on s'engage dans la première voie, on a affaire à l'empirisme, quand on s'engage dans la seconde, à l'idéalisme, quand on s'engage dans la troisième, au kantisme. En réalité, la diversité de ces doctrines montre bien que l'on peut partir indifféremment du donné ou du construit, mais on ne peut séjourner dans le donné sans remonter jusqu'à l'acte qui se le donne, on ne peut se contenter du construit sans qu'à un certain moment il requière la présence d'une donnée dont il nous offre lui-même la présence. Tout l'effort de la dialectique est de montrer comment il y a, entre ce construit et ce donné, correspondance, c'est-à-dire comment telle opération de l'esprit appelle telle forme de donné et vient pour ainsi dire s'achever en elle.

30. Nouveauté

Le prestige de l'invention vient de la nouveauté qu'on lui prête et dont on est avide, mais la découverte porte sur ce qui est caché.

Les hommes sont avides de nouveauté, cherchant toujours à s'arracher au présent après l'avoir effleuré et persuadés que c'est la nouveauté qui les fait participer à l'acte créateur ; elle seule leur apporte cette émotion inséparable du passage toujours recommencé du néant à l'être. Ce goût de la nouveauté s'explique en grande partie par le goût du divertissement et par une inclination à se fuir plutôt qu'à se trouver. Mais de là vient le prestige exercé sur les hommes par une apparente invention. Cependant, il y a une nouveauté toute différente qui consiste dans la révélation d'une réalité que l'on portait en soi ou qui nous était depuis longtemps donnée sans qu'on l'ait aperçue. La métaphysique, qui a pour objet l'être et non point ses modes, ou, si l'on peut dire, ses modes éternels, ne peut avoir recours, sous peine de manquer de sérieux, qu'à la découverte. Non point que la découverte ne puisse être considérée comme une invention de la connaissance, mais elle ne porte que sur la connaissance d'une réalité que l'on n'invente pas. Non point que cette réalité elle-même ne soit pas une sorte d'invention de tous les instants ; mais cette invention, loin de rien ajouter à l'être, c'est l'être même tel qu'il se manifeste à nous dans le temps. Seulement cette découverte, nous ne cessons de la refaire et de l'approfondir parce que l'être qu'elle nous découvre est un être caché, qui se dérobe toujours à nous par un effet de notre distraction et de notre frivolité.

31. Hypothèse

On invente l'hypothèse ; on découvre la réalité.

Quand on veut comparer le rôle joué dans la méthode par l'invention au rôle joué par la découverte, il faut dire que l'invention appartient à la recherche. Elle est un essai de nos forces. Elle aboutit à produire ces hypothèses de l'imagination qui appartiennent au domaine des possibilités subjectives (ou à l'ordre de ces combinaisons artificieuses de pensées ou d'actions qui font servir la nature à nos fins). Mais la prise du réel ne se produit que quand l'hypothèse se vérifie, quand elle vient coïncider avec une expérience externe ou interne qui la justifie. Alors l'invention disparaît : au moment où elle triomphe, elle s'abolit dans la découverte. C'est cet anéantissement qui est la gloire de l'invention. Et la profondeur d'un esprit se mesure à la valeur comparée qu'il attribue à l'invention ou à la découverte.

32. Relations

La description s'étend aussi aux relations entre les choses, ou entre les choses et la conscience.

On a tort sans doute d'établir une opposition radicale entre la pensée qui construit et l'expérience qui décrit. Car la pensée qui construit se décrit elle-même dans ses propres opérations. Et l'expérience ne décrit pas au hasard, mais selon un ordre qui est tel que l'on croit construire l'expérience au moment où l'on décrit une certaine construction qui lui est immanente. Une relation ne se surajoute pas à la totalité de l'expérience, mais elle en fait partie, elle demande à son tour à être décrite. Le danger est seulement de vouloir dissocier les exigences de la pensée des données qui les appellent ou qui leur répondent, ou ces données elles-mêmes des opérations par lesquelles elles sont posées et liées les unes aux autres. C'est ce qui explique le mot célèbre de Leibniz, cruel à l'égard de Descartes : « J'aime mieux un Leuwenhoeck qui me dit ce qu'il voit, qu'un cartésien qui me dit ce qu'il pense. » Mais celui qui voit vraiment voit si l'on peut dire avec tout son être, c'est-à-dire avec les yeux de l'âme aussi bien qu'avec ceux du corps. Le propre de la découverte, c'est donc de décrire tous les objets de l'expérience, mais sans jamais omettre tous les mouvements de la conscience qui s'y trouvent associés ou impliqués. La découverte de ces associations et de ces implications, c'est la philosophie elle-même.

33. Explication

L'explication du réel se trouve contenue dans sa description même.

Il semble que l'on ne soit pas satisfait par une méthode exclusivement descriptive. On lui reproche de n'être pas explicative. Mais il y a ici une illusion assez grave. Car demander une explication de tout le réel qui ne coïncide pas avec sa description, c'est supposer que le principe même de l'explication est extérieur au réel et que celui-ci peut en être dérivé. Au lieu que la description de tout le réel doit contenir l'explication elle-même, c'est-à-dire les relations qui nous permettent de passer sans cesse de l'une des parties à l'autre. Le sens de la totalité du réel ne se découvre à nous que quand il est convenablement et complètement décrit. Car toute fin qui peut lui donner un sens est elle-même intérieure au réel et explique seule ce qui, par rapport à elle, est condition et moyen. Et le sens du tout n'est que l'effet du sens que nous pouvons donner à toutes ses parties et qui sont solidaires les unes des autres, aussi bien dans leur existence que dans leur signification.

34. Présence totale

Au sein de la présence totale chaque terme implique et appelle à la fois tous les autres.

Cette sorte d'intériorité de la relation au monde et la nécessité où nous sommes, dans la découverte, d'aboutir toujours à une présence immédiate saisie dans un acte unique de l'esprit, nous oblige à considérer toute relation comme réciproque sur le plan horizontal qui est le plan des idées et des choses, le sens n'intervenant jamais que dans le rapport de l'idée ou de la chose avec la conscience même qui s'oriente vers elles. C'est dire que l'on peut commencer l'analyse par n'importe quel terme. Car il appelle tous les autres et doit permettre de les retrouver. Tel est le caractère de cette présence totale dont on a fait précisément la marque même de l'être véritable.

35. Immédiateté

La découverte nous révèle l'immédiateté de la présence, où le temps s'abolit.

Au moment où la découverte se fait, nous pouvons dire que ce qui nous est révélé, c'est l'immédiateté d'une présence. Ici on peut dire que le temps se trouve en quelque sorte aboli. En effet l'effort, inséparable de l'opération aussi longtemps qu'elle échoue, est lui-même un effort temporel : il est tout attente et créateur du temps par son impuissance même. Quant à l'objet, même s'il est situé lui-même dans un temps, la découverte l'arrache au temps, soit qu'elle le transforme en idée, soit qu'elle en fasse une vérité dont l'objet seul est dans le temps, mais qui, elle-même, est devenue indépendante du temps et que la pensée est capable maintenant de se redonner toujours. Il n'y a pas d'autre découverte que celle qui réside dans une présence immédiate, où l'intervalle entre le sujet et l'objet, entre l'opération et la donnée, se trouve traversé et aboli.

36. Repos actif

La présence immédiate est un repos actif qui surmonte l'opposition de la passivité et de l'activité.

Dans cette présence immédiate, on peut dire indifféremment que la donnée est là à l'état pur comme le soutiennent les partisans de l'intuition, ou que la donnée s'est pour ainsi dire fondue et résolue dans l'opération, comme le soutiennent plus justement peut-être les intellectualistes. Les deux thèses sont moins différentes qu'il ne semble. Mais ce serait une erreur de penser que dans la possession de la donnée, l'acte vient pour ainsi dire expirer. Car c'est alors sans doute qu'il s'exerce de la manière la plus pleine et la plus parfaite. C'est une grave erreur de croire que l'activité ne réside que dans la recherche, qui est une activité entravée, et qu'elle meurt dans la possession, qui est une activité libérée. Nous dirons donc, de cette présence immédiate, que c'est en elle que nous éprouvons la satisfaction que nous cherchons. Hors d'elle nous n'éprouvons qu'un sentiment de solitude et de manque : dès qu'elle nous est donnée, il nous semble à la fois que nous pénétrons dans l'Être et que nous le recevons. C'est là un repos actif où l'antinomie de l'activité et de la passivité se trouve surmontée : l'activité même de notre esprit n'est plus tout à fait nôtre ; c'est elle qui est reçue. Et la passivité de la donnée cesse d'être extérieure à nous, c'est elle qui agit en nous.

37. Analyse

La méthode dialectique est une analyse de la présence en présences particulières.

Toutefois il ne peut pas suffire de considérer l'acte de l'esprit comme étant simplement un acte de présence à tout ce qui est, comme si ce qu'il nous découvre était déjà ce qu'il est, avant même que notre esprit eût commencé à s'y appliquer. C'est ainsi souvent que l'on entend la découverte ou la révélation. Mais on observera deux choses : 1° c'est qu'il est nécessaire de faire une distinction entre cet acte de présence général, qui se confond en un certain sens avec l'attention et qui, étant une présence de l'esprit à lui-même, accompagne nécessairement toutes ses opérations, et les actes de présence particuliers qui sont toujours en rapport avec une fin particulière que nous nous proposons, et qui font éclater la richesse du monde et la diversité infinie de ses parties ; 2° c'est que les actes de présence particuliers ne trouvent pas toute faite la réalité qu'ils évoquent ou encore ne s'appliquent pas à une réalité préexistante. Cette réalité est extraite et circonscrite dans la totalité du réel, où elle n'existait jusque-là que potentiellement, par l'opération même qui se tourne vers elle. Elle est un effet de la perspective où nous sommes placés, et, si l'on veut, de l'intention que nous avons sur le monde. C'est pour cela que la méthode dialectique est une méthode analytique, et même doublement analytique, car dans la richesse indéfinie de l'acte indivisé, elle fait apparaître les puissances différentes que nous mettons en œuvre dans des opérations particulières, et comme aucune d'elles ne peut s'achever, elle évoque une donnée qui lui répond, mais qui semble à son tour être l'effet de l'analyse que nous faisons d'une immense donnée en quelque sorte potentielle, et dont les aspects n'éclatent que lorsque s'accomplissent les opérations mêmes qui s'y rapportent. Cette analyse est donc bien une analyse créatrice. C'est elle qui crée le monde, et qui, pour chacun de nous, lui donne sa figure.

38. Surpassement

La donnée et l'opération non seulement se correspondent, mais se surpassent mutuellement.

On comprend maintenant pourquoi, bien que chaque donnée réponde exactement à l'opération qui l'a fait naître, cette correspondance ne suffit pas pourtant à enfermer la découverte. Car il y a toujours un double surpassement de la donnée par l'opération, qui a encore du mouvement pour aller au-delà, et de l'opération par la donnée, que l'opération n'achèvera jamais d'épuiser. Derrière l'opération, il y a l'infinité même de cet acte, réduit pour nous à l'état de puissance non exercée, et derrière la donnée, il y a l'infinité de ce même acte en tant que possibilité non actualisée. C'est pour cela que, dans la plénitude de l'acte pur, si l'on ne fait pas état de la participation, le monde se dissout. Mais le propre de la découverte, c'est non pas seulement de terminer l'opération, mais de la renouveler et de la multiplier indéfiniment ; elle s'épanouit et fructifie en donnant naissance à d'autres opérations que l'esprit entreprend déjà d'accomplir. On ne peut donc pas dire que la donnée s'est substituée à l'opération, qui en reçoit au contraire une impulsion nouvelle. De même la donnée n'est jamais une présence complète et suffisante. Elle appelle d'autres présences qui commencent à nous être révélées et qui sont comme une promesse qui, elle-même, ne connaîtra jamais de terme. Aussi peut-on dire que dans l'actuel, la découverte produit une sorte de réconciliation du passé et de l'avenir : elle change tout le passé, mais en l'intégrant dans ce qu'aujourd'hui elle nous montre. Et elle nous ouvre tout l'avenir dont il lui semble déjà qu'elle dispose dans l'acte par lequel elle le pressent et elle l'engage cf. Prop. XIX, liv. III.

39. Infini

La découverte enveloppe en elle l'infini sous une double forme.

Mais les choses peuvent être présentées d'une autre manière. Car la découverte ne réside pas simplement dans une sorte d'appréhension d'un aspect du réel, qui donne à l'esprit un mouvement indéfini et appelle déjà tous les autres. Elle lie le fini à l'infini non pas seulement en nous engageant dans l'indéfini, mais en nous donnant dans le fini même une certaine possession de l'infini. Si la découverte nous donne une satisfaction parfaite, c'est parce qu'elle porte déjà en elle tout ce qu'elle nous promet. Comme le tout est déjà présent actuellement et non pas seulement potentiellement dans chacune de ses parties, ce qui nous oblige a l'appeler une partie totale, ainsi la moindre connaissance est déjà la connaissance plénière, en même temps qu'elle nous renvoie à d'autres ; il y a en elle une infinité actuelle, un contenu présent et ouvert que nous possédons et que pourtant nous n'épuisons pas. Et les différents esprits se distinguent peut-être les uns des autres dans le goût qu'ils ont tantôt pour acquérir la connaissance qu'ils n'ont pas, tantôt pour creuser toujours davantage celle qu'ils ont. Les uns se dissipent dans l'indéfini et les autres se concentrent si l'on peut dire dans un infini qui devient comme une pointe sans épaisseur. Ainsi ceux qui découvrent l'amour pensent tantôt qu'il n'y a rien qu'ils ne doivent aimer, ou cherchent dans un unique amour l'infinité de l'amour. Une œuvre d'art ne nous émeut que si elle nous paraît se suffire, que si elle nous révèle la beauté tout entière dans un seul de ses aspects, et nous croyons aussi pourtant qu'il est impossible de l'atteindre autrement qu'à travers l'infinité de ses formes différentes. Peut-être faut-il dire que la découverte nous oblige toujours à osciller de l'une à l'autre de ces deux attitudes selon que notre esprit cherche davantage, pour atteindre le réel, à s'étendre ou à s'approfondir. L'infini et l'indéfini de la découverte sont inséparables, s'il est vrai que l'infini de chaque chose est le croisement de toutes les relations actuelles avec toutes les autres choses.

40. Réconciliation

La découverte réconcilie l'intellect et le vouloir.

La découverte résout, semble-t-il, l'antinomie de l'intellect et du vouloir. Car le propre de l'intellect, c'est sans doute de nous permettre la contemplation de ce qui est ; l'on comprend ainsi que le rôle de l'intellect ce soit d'opérer la découverte au lieu que la volonté ajoute à ce qui est ; son rôle, c'est donc d'inventer. Mais on ne peut rompre l'unité des fonctions de l'esprit. Alors on observe, d'une part, que cette fonction contemplative de l'intellect est telle que, comprendre, pour lui, c'est retrouver dans le réel les exigences de sa propre opération, de telle sorte qu'il lui semble toujours que le contempler, c'est le construire ; d'autre part, cette fonction créatrice de la volonté possède beaucoup moins de pureté, puisqu'elle est toujours entravée par les obstacles que la matière lui oppose, de telle sorte que son effet est toujours un composé de notre intention, de nos efforts et de l'ordre des événements. Cependant, dans la découverte, il se produit une sorte de convergence, et, à la limite, une identité entre l'intellect et le vouloir : car en ce qui concerne l'intellect, il nous fait connaître ce qui est, mais nous avons voulu le connaître, et la connaissance, c'est notre vouloir achevé ; et en ce qui concerne le vouloir, il ne peut s'exercer que s'il est éclairé et il n'agit que pour que l'intelligible soit non seulement pensé, mais réalisé. Nous tendons, par conséquent, vers une sorte de rencontre de l'intellect et du vouloir qui ne se produit pas toujours, mais qui, quand elle se produit, nous apprend à vouloir le monde tel que l'intellect nous le découvre, ou à le penser tel que la volonté le modifie, comme si son action n'était rien de plus qu'un aspect de l'ordre même qui le constitue. C'est en ce point sans doute que réside l'extrémité de la sagesse.

41. Identité

Toute découverte est un retour vers une identité qui, au lieu d'abolir les différences, les fonde.

Le propre de la découverte, c'est toujours de mettre une donnée en rapport avec l'opération qui lui correspond. Cette opération n'est elle-même que la spécification d'un acte identique. Mais l'identité d'un acte n'est point l'identité morte d'une chose ou d'un concept. Celle-ci abolit les différences, mais l'autre les fonde. C'est seulement à partir du moment où l'acte est participé que, sans rien perdre de son unité, on voit apparaître certaines conditions de sa possibilité même, qui nous obligent à opposer — mais pour les faire correspondre — une pluralité d'opérations à une pluralité de données. L'explication n'est achevée que lorsqu'on a pu, non seulement mettre la donnée en rapport avec l'opération, mais découvrir, dans le jeu d'une activité identique, le principe de cette opposition. Nous sommes également loin ici de la thèse qui résout les différences dans l'unité, ou de celle qui épanouit l'unité en différences. Les différences ici sont un effet du jeu même de la liberté : elles mesurent, si l'on peut dire, sa portée et ses limites, et la relation entre l'originalité de chacune de ses entreprises et la réponse de l'événement.

42. Appel

Chacune des opérations de l'esprit est moins une création qu'un appel auquel le réel doit répondre.

L'erreur fondamentale de la théorie de la connaissance a toujours été de penser soit que l'esprit pouvait accomplir une opération qui était elle-même une création du réel, soit que le réel pouvait lui être donné indépendamment de toute opération. Mais il n'y a conscience que par une opération de l'esprit, qui est toujours un appel ou une sollicitation à laquelle il faut que ce soit le réel qui réponde ; or la réponse surpasse toujours la demande, mais elle est en rapport avec la demande : celle-ci dessine un creux que l'autre vient pour ainsi dire remplir. Et c'est lorsqu'il est rempli que la découverte se produit. Le rôle de la théorie de la connaissance est de décrire cette correspondance, de montrer comment l'esprit, en vertu des conditions de possibilité de son activité participée, prépare au réel la forme qui le reçoit, en obligeant le réel à se constituer comme une donnée qui le surpasse, mais qui lui donne un contenu.

43. Rencontre

Les différentes espèces de rencontre entre le réel et l'opération témoignent que la découverte n'est pas seulement reproductrice, mais novatrice.

La découverte peut se définir comme une rencontre entre le réel et nous, et le propre de la méthode, c'est de rendre possible cette rencontre. Or elle se présente sous des formes différentes selon les fonctions de l'esprit qui entrent en jeu. Dans la connaissance, nous pouvons distinguer d'abord les mathématiques où il semble, sous la réserve des conventions choisies initialement et d'un accord qu'elles visent indirectement avec l'expérience, que la découverte aboutit à une coïncidence parfaite entre l'opération et le résultat de l'opération, bien que le résultat puisse nous apparaître comme un objet qui s'impose à notre esprit irrésistiblement comme un objet physique. Dans les sciences de la nature, nous cherchons laborieusement une coïncidence entre l'hypothèse et l'expérimentation, et nous savons que l'expérimentation ajoute à l'abstraction de l'hypothèse la concrétité qui la remplit. Dans l'art, l'émotion naît de la pensée d'une forme réelle que l'expérience ne nous offre pas toujours : il arrive que l'expérience la suggère, et que la beauté soit d'abord comme un spectacle que nous avons sous les yeux. Mais pour arriver à en prendre possession et pour la rendre disponible quand elle est donnée, ou bien pour lui donner un corps quand elle ne l'est pas, l'artiste cherche à l'incarner ; son objet, c'est d'obtenir une coïncidence parfaite entre un mouvement de sa pensée et la réalité qui l'exprime ; et ce mouvement de sa pensée demeure inachevé, il n'est qu'un essai incertain tant qu'il n'a pas réussi à trouver dans le réel un corps qui le manifeste, qui lui répond et qui, en un certain sens, le dépasse. Car, dans cette sorte de mariage qui se produit entre la pensée et le réel, si la pensée sollicite le réel qui ne recevrait sans elle aucune lumière, le réel dans la réponse qu'il lui fait lui apporte toujours plus qu'elle n'a demandé, et même l'on peut dire que cette réponse, loin de satisfaire seulement à la question qu'elle avait posée, va toujours au-delà, et se présente toujours comme surabondante et imprévisible. Ce qui est la gloire de la découverte et montre à quel point c'est elle qui est novatrice, bien plutôt que l'invention qui en prépare seulement l'accès. On confirmerait encore cette vue en étudiant le rapport de la volonté avec la fin vers laquelle elle tend : elle n'est elle-même qu'une intention, orientée il est vrai vers le succès, qui, quand il se produit, lui apporte toujours plus qu'elle n'avait pensé ou même espéré, et lui apporte la présence de l'infini dans laquelle elle nous permet de nous établir, bien que nous sachions que nous ne l'épuiserons jamais. On ferait la même observation dans l'action proprement morale dont on a tort de penser qu'elle se réduit à l'intention qui nous donne une aigre satisfaction d'amour-propre, tandis que l'action bonne est véritablement une action qui produit une sorte de complicité avec le réel, qui lui donne plus de fruit encore que nous ne pouvions en attendre.

44. Immanence

La découverte permet la réconciliation de l'immanence et de la transcendance.

La participation éclaire ici la signification de la découverte par le rapport qu'elle nous permet d'établir entre l'immanence et la transcendance. Car la découverte, c'est la chose en tant qu'elle nous devient présente, c'est-à-dire en tant qu'elle est immanente à notre expérience. Et pourtant, nous savons bien qu'il n'y a pas de découverte où cette présence soit plénière et absolue. Ainsi, bien que la chose soit présente dans la perception et ne soit point un au-delà, la perception n'est point la chose, qui renferme encore une infinité de caractères que la perception n'achèvera jamais de nous représenter : elle est donc aussi, en un certain sens, transcendante à la représentation que nous en avons. Il en est ainsi du passé à l'égard du souvenir qui nous le rappelle : il est présent dans le souvenir, et il est pourtant au-delà, de telle sorte que la mémoire n'achèvera jamais de nous le représenter. Que dire encore d'un autre être que nous ? En considérant les consciences comme fermées les unes pour les autres, on doit considérer la conscience d'un autre comme décisivement transcendante à notre égard. Mais cela n'est vrai en lui que de son moi psychologique : nous lui demeurons unis, et même, en un certain sens, identiques, par le moi transcendantal et le moi absolu par lesquels toutes les consciences communiquent. Et c'est le propre de cette faculté qu'on appelle imagination, de descendre du moi transcendantal vers le moi psychologique, en nous permettant précisément de nous représenter en nous des états dont nous portons la possibilité et qui sont encore en nous, bien qu'ils ne soient plus nous. Ainsi on voit combien nous sommes loin de penser, avec Scheler, que la seule sympathie permet aux différents « moi » psychologiques de communiquer les uns avec les autres. Elle n'est qu'une sorte d'expression dans le langage de la sensibilité de cette sorte de liaison de tous les « moi » psychologiques avec le moi absolu, par l'intermédiaire du moi transcendantal. Outre qu'il y a un danger à penser que cette sympathie à l'égard d'autrui est non seulement la meilleure des choses, mais un sentiment que j'ai le devoir de faire naître (malgré la résistance et l'impossibilité que ma conscience lui oppose), alors que malgré la force de l'égoïsme je suis bien loin souvent d'éprouver un sentiment de sympathie à l'égard de moi-même et à l'égard de toutes les parties de moi-même. A l'échelle de la conscience psychologique, les sentiments d'amour et de haine doivent être réglés, et, de tous deux, on peut faire un bon et un mauvais usage.

45. Devancement

L'opération et la donnée se devancent l'une l'autre.

Ceux qui mettent leur confiance dans l'invention, plutôt que dans la découverte, mettent leur confiance dans l'activité de l'esprit pur, mais en tant qu'il dépend d'eux-mêmes de la mettre en œuvre. De telle sorte que c'est en eux-mêmes qu'ils mettent leur confiance. Ceux qui mettent leur confiance dans la découverte mettent leur confiance dans l'être même en tant qu'il les dépasse, ils ne cessent de mesurer leur faiblesse. Mais leur conscience est toujours ouverte à une révélation qui ne cesse de les enrichir. Et dans ces données toujours nouvelles, qui leur sont toujours offertes, et qui ne sont dans l'esprit pur que ce qui dépasse l'opération même dont ils sont capables, ils retrouvent l'occasion d'étendre l'exercice de leur pensée dans une sorte de circuit où la donnée devance l'opération et la suggère, au lieu que ce soit celle-ci qui l'appelle et qui la produise. Toute la vie de l'esprit, à l'échelle de la participation, consiste dans un double mouvement qui va du concept au réel et du réel au concept, de telle sorte que, de ces deux termes, l'un ne cesse d'éclairer l'autre, et l'autre de le nourrir.

46. Évidence

L'évidence se produit au moment où se réalise la convenance du sensible et du concept.

Cette présence dans laquelle l'opération et la donnée se rejoignent produit dans la conscience le sentiment de l'évidence. On a discuté non seulement de la valeur de l'évidence, mais de sa nature même. On a distingué entre une présence sensible qui ne se distingue pas de la donnée pure, et l'évidence intellectuelle qui est la présence de l'esprit à sa propre opération. Et cette double évidence ne saurait être contestée ; mais l'une et l'autre paraissent stériles : l'évidence vraie, la seule qui ait un caractère de fécondité, c'est celle dans laquelle le sensible et le concept se trouvent joints de telle manière que le sensible, loin de disparaître, convient exactement avec l'opération, et que l'opération, loin de se suffire, appelle le sensible qui lui répond.

47. Accomplissement

La découverte, c'est l'accomplissement en acte des différentes formes possibles de la participation.

La découverte, c'est donc la participation en acte, une participation dont on retrouve les différentes étapes dans la constitution du sujet transcendantal et des sujets particuliers, et par conséquent dans les liens qui les unissent, dans les rapports du sensible avec l'idée et de l'idée elle-même avec l'absolu, de l'idée avec le concept et avec la valeur, des idées entre elles et des choses entre elles. La participation, c'est la relation vivante, dans la mesure où elle intéresse tous les aspects de l'être du sommet à la base, et dans la mesure aussi où elle est, non pas seulement pensée, mais éprouvée sans cesse par la conscience. Car celle-ci ne peut se reconnaître comme finie et comme dépendante qu'à condition d'emprunter sans cesse, et de se dépasser toujours. De telle sorte que la philosophie, alors, apparaît comme étant véritablement une psycho-métaphysique.

48. Être

La découverte résout l'antinomie de l'être et de l'apparaître.

La découverte surpasse aussi l'antinomie de l'être et de l'apparaître. Car, d'une part, l'apparaître lui-même est un être. Mais il n'exprime qu'un aspect de l'être, qui n'en est pas séparé, qui nous permet déjà de pénétrer en lui et d'évoquer tous ses autres aspects dont on peut dire que l'être lui-même est le foyer. Ce foyer n'apparaît pas lui-même. Il est sans doute la loi qui permet à tous ces aspects de s'unir, ou plus exactement leur centre générateur. Alors, il mérite proprement le nom d'intelligible, soit que cette intelligibilité soit celle du concept par lequel nous essaierons de rendre compte de l'expérience sensible, soit qu'elle soit celle de l'idée qui déjà met le sujet transcendantal en rapport avec l'absolu, et, sous le nom de valeur, devient le motif de la volonté et de toute action créatrice.

49. Ouverture

La découverte est une double ouverture sur l'absolu et sur l'infini.

La découverte philosophique ne se limite jamais à la solution d'un problème particulier qui n'intéresse qu'une discipline spéciale. Elle est proprement, dans chaque problème particulier, la perception de son rapport avec l'absolu, et, par voie de conséquence, la perception pressentie et promise de son rapport avec tous les autres problèmes particuliers. Ce qui explique assez le caractère de la découverte, qui ne peut jamais être un point d'arrêt, mais est une sorte d'ouverture sur moi-même et sur le reste du monde, une sorte de mouvement ininterrompu qu'elle ne cesse de produire, et qui m'apporte toujours quelques nouvelles clartés à la fois sur ce que je savais et sur ce que je cherche. Ici, on fera une triple observation : 1° que la découverte est sans doute une possession, mais la possession d'un acte qui, au lieu de se clore sur un objet particulier, va toujours au-delà ; 2° que c'est ainsi seulement que la découverte peut nous donner à la fois la chose et le sens de la chose : celui-ci ne répond pas seulement, comme on le dit souvent, à l'intention que nous avons sur elle, mais à la totalité des rapports qu'elle soutient avec les autres choses ; elle a un sens potentiel qui dépasse ce que la conscience psychologique est capable d'en actualiser ; 3° c'est son rapport avec l'absolu qui s'exprime précisément par son infinité, c'est-à-dire par l'impossibilité où nous sommes à la fois de l'épuiser par l'analyse et d'épuiser tous les rapports qui l'unissent à tout l'univers.