Commencement

Chapitre II - Premier Commencement

21. Circularité

La philosophie commence et se termine avec l'acte de la réflexion.

L'acte de la réflexion n'est point un acte premier. Et le nom même que nous lui donnons suppose une réalité dont il se sépare afin de nous permettre de la comprendre. Toutefois, nous ne savons rien de cette réalité que par l'acte même qui nous en détache. De telle sorte que nous ne pouvons la poser antérieurement à la réflexion qui la fait apparaître dans l'opération par laquelle elle s'y applique et déjà la dépasse. Il n'y a point de réflexion sans objet, mais il n'y a d'objet que pour elle. Et la philosophie se termine dans l'acte de la réflexion : il n'y a point de réalité que la réflexion puisse nous découvrir et dans laquelle elle viendrait un jour se dénouer, ce qui consommerait, avec sa propre ruine, la ruine de la philosophie elle-même. Cette ambition serait contradictoire, puisqu'une réalité qu'elle trouve n'existe que pour elle et disparaît avec elle. Ce qui suffit pour expliquer comment la réflexion, dont le rôle est de nous montrer le réel, est tenue pour incapable de le créer, bien qu'en s'ajoutant à lui, elle y ajoute, et qu'en le produisant à la lumière, elle semble le produire.

22. Originarité

La réflexion est une opération originaire qui n'a point elle-même d'origine.

Il est impossible d'assigner à la réflexion aucune origine : ce serait à la réflexion de l'entreprendre. Elle est le premier commencement de toute explication et de l'explication d'elle-même. On ne peut que la décrire. Encore est-ce elle-même qui se décrit. Ce qui prouve qu'elle est la conscience même se saisissant dans son exercice pur, non point, comme on le dit, en prenant son acte propre comme objet, mais en le considérant dans sa relation avec n'importe quel objet. On peut proposer une origine psychologique ou historique de la réflexion : on dira alors qu'elle suppose, comme son nom l'indique, un obstacle sur lequel vient buter la tendance et qui fait naître en nous la représentation de l'objet et le problème qu'elle pose. Mais comment parler de tendance et d'obstacle autrement que par la réflexion qui, déjà, s'analyse ? Prise en elle-même elle est une initiative gratuite, mais qui, dès qu'elle agit, fait apparaître les conditions de son action, et le monde même qui la supporte et auquel elle s'oppose. C'est renverser l'ordre véritable que de poser d'abord un tel monde d'où l'on prétendrait la faire sortir.

23. Affirmation

La réflexion ne peut pas être confondue avec la négation.

La liaison de la réflexion et de l'obstacle conduit à penser que la réflexion est une démarche négative. L'obstacle nie la tendance et l'oblige à refluer sur elle-même en engendrant la réflexion. Mais c'est la réflexion qui découvre la tendance et elle l'affirme, au lieu de la nier, mais sans se confondre avec elle, et en l'examinant, c'est-à-dire en la dépassant toujours. Il en est de même du monde tel qu'il s'offre à nous dans une première expérience : réfléchir, ce n'est pas le nier, c'est d'abord s'apercevoir qu'il est posé et par conséquent le poser. Et la réflexion est beaucoup moins une affirmation suspendue qu'une affirmation disponible, exigeante et qui cherche à se fortifier indéfiniment. C'est ce que l'on veut exprimer en disant qu'elle est la négativité de la négation, ce qui veut dire qu'elle abolit ce qu'il y a de limité dans toute affirmation, mais en posant pourtant dans cette affirmation ce qu'il y a en elle d'affirmé. Dans le doute, elle éprouve, non point (comme Descartes le laissait croire) la liberté, mais ses entraves. Elle ne met même pas le monde entre parenthèses, puisqu'il est toujours là, ne serait-ce que comme le problème qu'en lui elle pose.

24. Fécondité

La réflexion n'est elle-même ni stérile ni suffisante.

On la considère à tort comme stérile parce qu'on suppose que tout le réel la précède, qu'au moment où elle s'en sépare elle ne peut rien faire de plus que de le redoubler. Mais outre que c'est ce redoublement qui est la conscience elle-même, il est évident que c'est par la réflexion que ce réel apparaît comme tel. De telle sorte que si elle s'en sépare, c'est pour en faire l'objet même auquel elle s'applique. Mais alors ne faut-il pas conclure que le réel est l'effet de son opération, et que c'est elle qui le construit ? C'est ainsi que le réel a tantôt été considéré comme antérieur à l'acte réflexif et tantôt comme postérieur à cet acte. S'il en est ainsi, la réflexion doit être capable de se suffire. Mais cela n'est pas vrai non plus, car bien que le réel ne se découvre qu'à la réflexion, elle le pose précisément comme un objet qu'elle découvre, et non comme un objet qu'elle crée : l'activité réflexive se pose elle-même comme non créatrice. Dans cette découverte, elle ne prétend ni épuiser l'objet ni lui être adéquate, bien qu'elle seule puisse le comprendre et atteindre son sens. Elle-même enfin ne se pose jamais isolément, mais comme solidaire de la totalité du réel sans lequel elle ne s'exercerait pas et d'une activité totale qui l'alimente et qu'elle spécifie.

25. Nature

La réflexion, au moment où elle s'en sépare, nous découvre la nature sous son double aspect : comme spontanéité et comme donnée.

C'est la réflexion, en se rendant indépendante de la nature, qui nous permet de la penser comme nature. Mais le mot nature a deux sens opposés et pourtant solidaires, que l'on retrouve dans toutes les entreprises de la réflexion et dans la structure même du monde : elle est à la fois une spontanéité créatrice et un spectacle qui nous est donné. Ces deux aspects de la nature correspondent dans la réflexion même :

1° À l'activité dont elle dispose et qui doit se séparer d'une activité dont elle ne dispose pas et sur laquelle il semble qu'elle soit elle-même entée ;

2° À l'impossibilité où elle est de se contenter elle-même de ce caractère d'activité qui est en elle, c'est-à-dire à la nécessité où elle est d'exiger un objet auquel elle s'applique, dont on peut dire non pas qu'il la limite, mais qu'il la réalise.

Cet objet, qui n'est pas créé par elle, ne peut être pour elle qu'un objet de spectacle : la nature considérée sous cet aspect, c'est le monde même que nous avons sous les yeux.

26. Constitution

La réflexion est constitutive de moi-même et du monde.

Ces deux noms de nature et de monde enveloppent la totalité du réel : aussi peut-on dire indifféremment que tout est objet et que tout est vie. La réflexion alors se place en dehors de l'objet et de la vie : et c'est pour cela qu'elle est capable de les penser. Elle constitue ainsi le champ d'une expérience infinie, qui lui apporte toujours quelque découverte nouvelle. Le monde et la vie ne cessent de se développer sous ses yeux dans leur rapport avec elle, qui lui permet de reconnaître les rapports intérieurs de leurs éléments entre eux. Le moi lui-même fait partie de ce monde, il participe à cette vie. La réflexion que le moi supporte le prend lui-même comme objet : sa subjectivité même est un objet pour elle en relation avec tous les autres objets, au milieu desquels il faut le situer comme un centre original de perspective, comme un foyer d'action personnelle, loin que le reste du réel puisse s'y réduire.

27. Privilège

Le moi est un objet pour la réflexion mais un objet privilégié, le seul qu'elle puisse espérer résoudre dans sa propre opération.

Le moi demeure pourtant l'objet privilégié de la réflexion et même nous rencontrons ici, pour la première fois, un cercle qui est caractéristique de toutes les entreprises de la réflexion. Car nous pouvons dire à la fois que c'est le moi qui réfléchit et que la réflexion prend le moi pour objet. C'est dans ce rapport de la réflexion et du moi que réside le centre même du problème de la réflexion, et sans doute du problème même de l'Être. C'est ici que la réflexion nous révèle son essence la plus profonde. Et on pense souvent qu'il n'y a en effet de réflexion que du moi sur le moi, ou que la réflexion, c'est le moi réfléchissant, ou plus exactement encore se réfléchissant. Nous examinons ici une réflexion totale, où l'univers tout entier s'offre à nous pour être compris. Mais le nœud de la réflexion réside dans sa relation avec le moi et avec le monde dont il fait partie : car tandis que le monde, dont la réflexion se détache, tend dans la même opération à se détacher aussi d'elle, il n'en est pas ainsi du moi. Car il apparaît d'abord en effet comme nature, mais à mesure que la réflexion progresse, le moi se quitte lui-même comme nature afin de se solidariser d'une manière de plus en plus étroite avec l'acte même de la réflexion.

28. Transtemporalité

De même que la réflexion nous sépare de l'objet auquel pourtant elle s'applique, elle nous sépare du temps dans lequel pourtant elle s'exerce.

Lorsqu'on considère la réflexion par rapport à son application, on dit qu'elle a un objet, quand on la considère dans son exercice, elle est elle-même une opération temporelle. Mais elle se sépare du temps comme elle se sépare de l'objet. Comme elle s'applique à l'objet en général, c'est-à-dire à tout objet possible, elle pense aussi le temps en général, et non pas seulement le temps dans lequel elle s'exerce. Elle lui laisse son caractère propre, qui est de n'être point un objet, mais la dimension du mouvement et de la vie. Et comme la réflexion est subjective, bien que toujours liée à l'objet, nous dirons aussi qu'elle est intemporelle, bien que toujours liée au temps. Et il serait préférable encore de la nommer transtemporelle.

29. Inversion

L'acte de la réflexion est nommé inversion quand on le considère sous son aspect intellectuel, et conversion quand on le considère sous son aspect volontaire.

Dans le temps, le caractère original de la réflexion se manifeste sous une forme nouvelle. Car, dans la mesure où elle est intemporelle, elle exprime dans le temps, si l'on peut dire, le point de vue de l'éternité. Mais dans la mesure où elle s'exerce dans le temps, elle cesse de lui être assujettie, c'est-à-dire d'en subir le cours. Elle est donc toujours marquée par une interruption ou une reprise. C'est là une sorte de renversement du temps, où la réflexion, remettant sans cesse en question tout ce qui est, est attentive non plus à ce qui procède, mais à ce dont il procède. Or en tant que la réflexion s'applique à un objet, c'est-à-dire en tant qu'elle est intelligence, elle est une inversion du réel ; elle va de l'effet à la cause, et non pas de la cause à l'effet : elle est la manifestation de la cause. En tant que la réflexion se distingue de la spontanéité, mais lui demeure liée, c'est-à-dire en tant qu'elle est volonté, elle cesse d'obéir à la pression du désir, elle l'arrache à la nature, cherchant derrière lui la valeur qu'il suppose, mais qu'elle est seule à pouvoir poser : elle est une conversion.

30. Régression

La réflexion est toujours régressive.

Les mots d'inversion et de conversion marquent aussi bien que le mot de réflexion lui-même cette action de retour, cette mise en question de la nature ou de l'objet qui nous oblige à remonter du conditionné à la condition, sans que ce mouvement, semble-t-il, puisse jamais être suspendu. Car la condition devient un nouveau point d'application pour la réflexion, ce qui justifie le reproche d'impuissance qu'on lui fait presque toujours. Mais cela ne serait vrai que si la condition était homogène au conditionné. Car cette régression, bien qu'elle puisse recommencer toujours, ne consiste pas à parcourir à l'envers tous les termes d'une série qui, elle-même, n'aurait point de terme. Ou plutôt cette infinité est le signe de la fécondité de l'acte réflexif, qui est tout entier présent dans sa première démarche. Car ce qu'il nous découvre en effet, c'est le sujet, qui, en se posant lui-même, pose aussi tout ce qui peut être posé, de telle sorte que la réflexion, qui est un repliement sur le sujet, nous livre, dans le sujet lui-même, qui, il est vrai, ne cesse de s'approfondir, l'origine et le fondement de tout ce qui est.

31. Dépassement

En remontant le cours du temps la réflexion surmonte le temps.

Cette régression, qui semble s'opérer dans le temps, est destinée seulement à nous permettre de nous en évader. Car, d'une part, le propre de la régression, c'est d'anéantir la progression au moment même où elle vient la recouvrir. L'ordre de l'intelligence et l'ordre de l'action sont inverses l'un de l'autre, mais pourtant identiques, l'un exprime seulement dans la langue du phénomène ce que l'autre exprime dans la langue de l'idée. La découverte de l'idée par la réflexion est elle-même un progrès dans un temps nouveau, qui est celui de la pensée et par rapport auquel le temps de l'action pourrait être considéré comme une régression. La superposition de ces deux temps nous oblige non point à abolir le temps, mais à passer au-delà. D'autre part, on pourrait dire que cette régression dans le temps est une sorte de refus du temps ; nous cherchons à nous en dégager. La réflexion nous fait sortir du temps, mais en lui demeurant liée, de telle sorte qu'elle puisse rendre compte, par l'intemporel, de tout le temporel.

32. Inscription

La réflexion ne cesse de se séparer de tout objet auquel elle s'applique mais non point de la totalité de l'être dans lequel elle s'inscrit.

Au moment où la réflexion accomplit cet acte même par lequel elle se constitue en se séparant du réel, elle introduit dans la totalité de l'être son être propre. On peut l'opposer au réel, en réservant le nom de réel au donné, puisqu'elle-même n'est que dans l'acte qui la fait être. En ce sens, on peut dire qu'elle est irréelle. Mais elle n'est point étrangère elle-même à l'être : il n'est pas assez de dire qu'entre l'être et le néant il n'y a rien. C'est le néant qui n'est rien. Il y a donc un être de la réflexion dont il faudra déterminer les propriétés parmi tous les aspects de l'être. Et même, c'est le propre de la réflexion d'opérer cette distinction, de déterminer le caractère original de chacun d'eux, de fixer parmi eux sa propre place. C'est même une tendance naturelle de l'esprit de penser que l'être premier réside au point même où la réflexion s'exerce et que tous les autres modes de l'être sont dérivés d'elle et n'ont de sens que par rapport à elle. Cependant, on ne saurait mettre en doute que la réflexion n'est pas elle-même un premier commencement absolu, qu'au moment où elle s'exerce, elle découvre sa solidarité avec les autres modes de l'être dont elle dépend, comme ils dépendent d'elle.

33. Possibilité

L'indivisibilité de l'être, qui en fait pour la réflexion un infini de possibilité qu'elle cherche à actualiser, fait de cette possibilité infinie l'être même de la réflexion.

L'Être est indivisible, et la réflexion ne s'en sépare pas pour le penser : elle s'y inscrit au lieu de s'en détacher. Mais son caractère original, c'est précisément d'envelopper en elle d'une certaine manière la totalité de l'être à l'intérieur duquel pourtant elle est prise. Elle ne le contient pas, mais elle s'y applique. Avant même d'être son objet réel, il est son objet possible. Et même sa fonction propre, c'est de transformer tout objet réel en objet possible, bien que la possibilité qu'elle pose dépasse singulièrement l'objectivité qu'elle atteint. Elle se meut tout entière sur ce double chemin qui va du réel au possible et du possible au réel. Et sa double tâche, c'est de chercher la possibilité de chaque chose et d'actualiser cette possibilité. Ce qui n'est pas une tâche vaine si c'est par là, comme le montre la proposition XXXIV, que le moi réussit à s'introduire lui-même dans le monde en coopérant à l'action créatrice. Cette possibilité du tout est une forme d'être qui s'oppose à l'être donné, mais ne se définit que par son rapport avec lui : la réflexion elle-même se définit comme l'être même de cette possibilité infinie. Et si l'on dit qu'elle produit cette possibilité plutôt qu'elle ne la constitue, on méconnaît que la possibilité n'a elle-même de sens que par l'acte qui la fait être. Elle est donc un acte de l'intelligence. Si l'on insiste en disant qu'elle est le pouvoir de produire cette possibilité, on ne gagne rien, le pouvoir étant à son tour un possible qui les comprend tous. Et la conscience est une expérience de la possibilité, que la réflexion ne cesse d'éprouver et d'actualiser.

34. Engendrement

La conversion du réel en possible est le moyen par lequel le moi s'engendre lui-même grâce à l'opposition et à la corrélation de l'entendement et du vouloir.

Cette double conversion du réel en possible et du possible en réel apparaîtrait comme d'une stérilité absolue, si elle ne permettait pas précisément au moi de fonder par là son indépendance et son existence même. Le moi est coextensif à l'Être indivisible, mais il s'en détache pourtant et de telle manière que, sous le nom d'entendement, il soit en rapport avec lui, sans être lui, et qu'il en forme le spectacle, c'est-à-dire qu'il en acquière la représentation ou la connaissance, mais qu'il ne demeure point pourtant spectateur pur, et que sous le nom de vouloir, il assume l'être lui-même en tant qu'il est l'origine de soi et de tout ce qui dépend de soi. L'opposition et la connexion de l'entendement et du vouloir effectuent une distinction dans l'être entre l'être que je connais, qui est toujours extérieur à moi, et l'être que je me donne par mon opération elle-même, qui est l'être que je suis, sans préjudice de l'interaction entre ces deux fonctions, qui empêche l'unité de l'être d'être jamais rompue.

35. Interrogation

La réflexion est une interrogation absolue mais qui attend toujours de l'expérience quelque nouvelle réponse.

On ne comprendrait pas que la réflexion pût être définie comme une régression, si elle n'était pas d'abord une interrogation. On a montré souvent que le propre de la réflexion, c'est de mettre en question le réel, c'est pour cela qu'elle s'en sépare, mais ne s'en sépare pas pourtant réellement, puisqu'il est là comme le problème même qu'il s'agit de résoudre. La réflexion change précisément le réel en problème. Mais cela veut dire que l'on retourne du réel même à sa condition de possibilité. Telle est la raison pour laquelle le temps, au moins dans la démarche qui retourne du présent vers le passé, est en quelque sorte le moyen que la réflexion a inventé pour se poursuivre. Seulement si la réflexion n'a de sens que parce qu'elle est une interrogation, à cette interrogation elle demande une réponse, et, cette réponse, elle ne peut pas la fournir elle-même. Or, seule l'expérience peut la fournir. La réflexion sollicite et prépare une expérience destinée à répondre à tous les problèmes qu'elle pose.

36. Affirmation du moi

Le moi du refus n'a de sens que par le moi de l'affirmation.

On pense souvent que le moi se constitue lui-même par cette démarche de séparation ou de refus dans laquelle, cessant d'être absorbé par l'univers, il le nie, pour instituer dans cette négation même son existence indépendante. C'est ainsi que l'on interprète souvent le doute cartésien, sur lequel on s'attarde avec complaisance quand on le convertit en un refus où l'on voit la marque d'une liberté et d'une spiritualité qui ne se laissent pas asservir. On craint même que ce non se transforme un jour en un oui, comme si, dans cette transformation, en s'engageant de nouveau, il recommençait à s'aliéner et à se mettre sous le joug. On ne sait pas s'il y a là plus d'illusion ou plus de vanité. Car le moi ne se sépare qu'en apparence de ce monde dont il subit la loi dans l'exercice même de ce pouvoir par lequel il imagine qu'il la refuse. La négation elle-même n'a de sens que comme la condition d'une affirmation, qui nous donne plus de satisfaction que celle que l'on repousse, outre que cette négation est elle-même une affirmation indéterminée, qui vaut mieux que toutes les autres par son universalité, et qui doit chercher à se retrouver dans les affirmations particulières au lieu de les exclure.

37. Réduplication

La réflexion est une sorte de réduplication qui, sans en faire jamais un objet pour elle-même, l'enferme dans une sorte de cercle où elle montre son caractère d'être un premier commencement.

Le mot même de réflexion caractérise bien l'exigence d'une donnée qui lui sert de point de départ, et de cette réduplication par laquelle, après l'avoir mise en question, elle essaie de la recréer par une opération qu'elle accomplit. Mais cette réduplication n'est pas stérile. Car il n'y a pas identité entre l'objet qui a servi de matière à la réflexion et l'objet qu'elle retrouve, bien que la réflexion exige qu'il y ait entre eux une rencontre qui montre comment ils s'accordent. Mais cet accord n'est pas une coïncidence, sinon dans la mesure où l'apparence objective acquiert une sorte de transparence à l'égard de son essence subjective. Toutefois, il ne faut pas se contenter de dire, comme on le fait souvent, que la réflexion produit ainsi un objet nouveau, qui peut devenir à son tour la matière d'un second acte de réflexion, et que ce progrès peut se poursuivre indéfiniment. Car ce mouvement de régression poursuivi à l'infini, au lieu de nous mettre en quête d'un premier terme qui pourrait expliquer tous les autres, nous montre la présence dans chacune de ses démarches d'un acte de l'esprit qui est un premier terme omniprésent au-delà duquel on ne remonte pas. Ainsi on pourrait dire, soit que la réflexion crée une sorte de cercle où elle atteste l'impossibilité où elle est de se dépasser, puisque la réflexion de la réflexion elle-même n'apporte rien à la réflexion, soit que la réflexion ne peut pas être convertie, sinon d'une manière verbale, en un objet auquel s'appliquerait une réflexion nouvelle, de telle sorte que dès qu'elle entre en jeu, elle a aussi la conscience de cet acte de l'esprit qui est son essence même, et qui n'a point d'au-delà.

38. Cercle

Le cercle caractéristique du terme premier s'exprime par la pensée de la pensée, le vouloir du vouloir et l'amour de l'amour.

L'expression « pensée de la pensée » n'ajoute rien à la pensée, sinon la conscience que nous en avons. C'est ce cercle de la pensée pensante et de la pensée pensée, où aucun des deux termes n'a de privilège par rapport à l'autre, puisque cette pensée pensée ne serait pas du tout une pensée si elle n'était pas la pensée pensante se considérant elle-même dans l'acte même de la pensée, et non point dans son objet (de telle sorte que c'est par une pure métaphore que l'on dit que la pensée peut faire d'elle-même son propre objet), qui se retrouve encore dans le vouloir du vouloir sans lequel il n'y aurait pas vouloir et qui laisse le vouloir indivisible, bien qu'il en fasse notre vouloir, et aussi de l'amour de l'amour, qui ne se distingue pas non plus de l'amour que nous avons pour les êtres, mais qui cependant exprime admirablement, comme on le voit dans l'expression « aimer à aimer », cette auto-genèse de l'amour qui constitue son essence la plus profonde.

39. Commencement

La réflexion est le premier commencement de toute expérience, mais, dans l'expérience elle-même, tout objet peut être pris indifféremment comme commencement.

La réflexion est le premier commencement de toute expérience, ou plutôt l'acte par lequel toute expérience est ainsi suspendue à un premier commencement dont on peut dire qu'il recommence toujours, ou que nous en disposons toujours. C'est dire que tout premier commencement réside dans l'acte d'une pensée, ou que l'acte de cette pensée est lui-même indépendant du temps. Par contre, si nous prenons le contenu même de l'expérience, on peut dire qu'il est toujours donné à notre conscience comme le point de départ de la réflexion. Mais, à l'intérieur de cette expérience, il y a un terme privilégié : n'importe quel terme situé dans n'importe quel lieu ou dans n'importe quel temps peut servir également de terme premier à la réflexion, parce qu'il est impossible de le poser sans poser l'expérience tout entière. En lui, c'est moins telle expérience particulière que la possibilité de toute expérience que nous adoptons comme origine de la réflexion : ce qui justifie en un sens la méthode adoptée par Kant.

40. Être subjectif

Le mot être ne peut être pris que dans un sens subjectif : appartient à l'être ce qui est en soi et a du rapport avec soi.

Il est évident que le mot être comprend dans son extension à la fois la subjectivité et l'objectivité : toutefois, on ne peut négliger que c'est en lui que celles-ci se distinguent et s'opposent. De plus, on ne peut méconnaître que ces deux termes, malgré la relation qui les unit, ne peuvent pas être situés sur le même plan. La subjectivité possède, en effet, un indiscutable privilège : car elle se définit comme ce qui existe en soi et pour soi, bien qu'elle ne se révèle à elle-même que dans son contraste avec une extériorité qu'elle repousse, pour ainsi dire, hors de soi. C'est le seul moyen qu'elle ait de se définir elle-même, moins dans son essence que dans sa finitude. Mais alors, l'extériorité, c'est ce qui n'existe que pour le moi et dans son rapport avec le moi. Autrement elle serait elle-même une intériorité. C'est ce rapport avec le moi qui constitue son essence en tant qu'extériorité, ce qui équivaut a dire que l'extériorité comme telle n'a pas d'essence. Par conséquent, même si l'objectivité et la subjectivité ne peuvent pas être isolées l'une de l'autre, dans ce rapport même la subjectivité démontre sa priorité logique et ontologique : l'extériorité la suppose et la limite, au lieu de lui être égale et corrélative.

41. Découverte

La réflexion est la découverte de la subjectivité de l'Être.

Lorsque la réflexion commence, elle se manifeste toujours sous la forme d'une séparation à l'égard de l'objet et d'une mise en question de cet objet. Mais quel est cet être qui met tout objet en question et qui n'est pas lui-même un objet ? Nous sommes bien obligé de dire qu'il est lui-même un sujet, c'est-à-dire un être tout entier intérieur à lui-même, ou qui se donne l'être par un acte qu'il est seul à pouvoir accomplir. Avant d'accomplir cet acte, il n'était point un sujet, bien qu'il pût être un objet pour un autre sujet. Mais, en se découvrant lui-même comme sujet, il découvre que tous les objets n'ont de sens et d'existence que pour lui et par rapport à lui. Par conséquent, il ne saisit l'être en lui-même que sous la forme d'une subjectivité, qui est l'origine de cet être objectif qui n'a de sens que par sa relation avec lui, et qui tient de sa propre subjectivité la possibilité même qu'il a d'être posé comme un objet. Ainsi, il faut bien dire que la réflexion nous permet de découvrir non pas seulement la subjectivité de l'être, mais, dans cette subjectivité même, l'origine de toute objectivité.